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dimanche 7 février 2010

IDEES : LA DRAMATURGIE, D’YVES LAVANDIER

La dramaturgie est sorti en 1994. Depuis, le livre a connu plusieurs rééditions, la dernière datant de 2008 (épuisée, elle est encore disponible sur le site de l’éditeur). Ecrit par Yves Lavandier, auteur dramatique, cinéaste et script doctor, il s’agit d’un ouvrage incontournable pour les aspirants dramaturges et scénaristes, une référence que des auteurs aussi différents que Jacques Audiard (Un prophète) et Francis Veber (Le Dîner de cons) tiennent en haute estime.

Après avoir défini la dramaturgie (« l’imitation et la représentation d’une action humaine », faite « pour être vue et/ou entendue »), Lavandier en expose les principes de base : « Un personnage cherche à atteindre un objectif et rencontre des obstacles, ce qui génère du conflit et de l’émotion, pour le personnage, mais aussi pour le spectateur » (sachant que le « trio fondateur » protagoniste - objectif - obstacle gagne en efficacité si on lui ajoute des enjeux – « ce qu’un individu peut gagner ou perdre dans une action »).

Il détaille ensuite les règles de la dramaturgie : mécanismes fondamentaux (conflit et émotion, protagoniste – objectif, obstacles, caractérisation), structurels (structure, unité, préparation, langage et créativité, ironie dramatique, développement) et locaux (exposition, activité, dialogue, effet). Il propose enfin une méthodologie d’écriture.

Le livre, épais de quelque 600 pages (voir la table des matières), s’appuie sur 1400 exemples issus de tout le répertoire (qu’il s’agisse de films, de pièces de théâtre, d’opéras, de séries ou de bandes dessinées), deux d’entre eux faisant l’objet d’une analyse complète (L’école des femmes et La mort aux trousses). Lavandier va toutefois plus loin…

POURQUOI NE POUVONS-NOUS PAS VIVRE SANS HISTOIRES ?

Et pourquoi la dramaturgie nous séduit-elle aussi puissamment ? Des dizaines de livres décrivent les ressorts de la dramaturgie, mais peu répondent à ces questions essentielles. Le livre d’Yves Lavandier s’y attaque frontalement, d’abord en affirmant que
« Toutes les œuvres considérées comme majeures sont régies par des mécanismes constants. Ce n’est pas étonnant. La dramaturgie imite la vie des êtres humains, or cette vie est fondamentalement la même depuis des millénaires, depuis même les rites primitifs. En effet, depuis ce temps, l’être humain :
- naît avec un cerveau assez puissant pour prendre conscience de lui-même
- naît en état d’impotence et de dépendance
- vit une succession impressionnante de conflits et de sentiments négatifs, les deux principaux étant l’anxiété et la frustration, qui sont précisément liés à la conscience de notre impotence
- vit une succession de conflits régie par des rapports de cause à effet, dont le plus important est l’enchaînement vie - naissance - mort
- reçoit la dramaturgie dans les mêmes conditions de base
Les mécanismes de la dramaturgie reposent sur ces constantes qui, sauf exception (comme les accidents génétiques), concernent les cent milliards d’êtres humains qu’on estime avoir peuplé cette Terre depuis qu’elle existe ».
De ces « conditions de base », découlent trois besoins auxquels la dramaturgie répond :

BESOIN D'EMOTION
« La dramaturgie, comme le conte de fée ou le jeu symbolique, permet à l’être humain d’attester ses émotions [notamment l’anxiété et la frustration, donc], de les explorer, de les apprivoiser et, plaisir suprême, de les maîtriser »
BESOIN DE SENS
« Plus qu’à un plaisir, il est vraisemblable que le principe de causalité corresponde, chez le spectateur, à une nécessité fondamentale. L’être humain est un animal religieux, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qu’il a besoin de sens, d’ordre, de lien (1). Nul doute que ce livre même réponde à ce besoin d’ordre. Pour certains, c’est la religion qui satisfait ce besoin. Claudel déclarait que, pour l’homme de foi, la vie n’est pas une série incohérente de gestes vagues et inachevés, mais un drame précis qui comporte un dénouement et un sens. D’autres, qui n’arrivent pas à trouver à la vie un sens métaphysique, s’adressent à la science et constatent que la vie est fortement régie par la causalité. On voit ce que le drama peut avoir de fondamentalement religieux, que ce soit pour le croyant, l’agnostique et l’athée ».
BESOIN DE DISTRACTION
« Par définition, la distraction consiste à détourner l’attention d’un individu, à lui faire oublier ce qui le préoccupe. En dramaturgie, la distraction est produite par l’émotion suscitée par l’œuvre, que cette émotion soit à son tour produite par le conflit [statique – vécu passivement – ou dynamique – vécu activement - ; interne – psychologique – ou externe] ou le spectaculaire [« ce qui est original, au sens de rare, et qui, pour cette raison, attire, distrait, et même parfois fascine ou hypnotise le spectateur »]. Toutefois, plus il y a de conflit et plus il y a distraction (2). C’est un phénomène important et recherché. La distraction permet au sujet d’être ailleurs qu’en lui-même, ce qui peut être très reposant.
Dans ce que Eric Berne appelait le scénario [de vie ], l’être humain joue un petit nombre de rôles, toujours les mêmes. Il y a des scénarios de perdant, des scénarios de non gagnant et des scénarios de gagnant, la dernière catégorie représentant malheureusement une minorité de cas. Un être humain qui va au théâtre ou au cinéma a la possibilité, pendant deux heures, de se mettre à la place d’un personnage plus gagnant que lui. On voit ce que ce type de parenthèse, dans la vie d’un spectateur, peut avoir d’agréable. C’est ce qui explique le succès des héros tenaces et astucieux qui gagnent à la fin (3). On peut même penser que plus un être humain a un scénario de perdant - ou traverse une période de perdant - et plus il a besoin de s’identifier à un protagoniste gagnant ».
Certes, admet Lavandier,

« La dramaturgie n’est pas la seule activité humaine à répondre aux besoins de sens, d’émotion et de distraction. Les jeux (de rôle, de société, de faire semblant, etc.) servent essentiellement à cela (4). Le sport également. Un match de football peut distraire et susciter des émotions, à défaut d’être rempli de sens »
Mais
« La dramaturgie répond, ou du moins peut répondre, à ces besoins avec une intensité inégalable. C’est probablement ce qui la rend aussi nécessaire »
Ainsi, tout au long de son livre, Lavandier ne se contente pas d’établir des règles dramaturgiques : loin de tout formalisme, il explique l’importance de ces règles pour l’être humain (en se référant régulièrement à la psychanalyse, à l’analyse transactionnelle, à la science, à des citations d’artistes...), tout en énonçant de multiples nuances et exceptions.

IL NE PEUT Y AVOIR RENAISSANCE QUE S'IL Y A EU MORT

Par exemple, Lavandier analyse l’impact de ce qu’il appelle la « structure modifiée ». La structure classique d’une pièce ou d’un film se présente ainsi :

- le premier acte « plante le décor, présente la majeure partie des personnages, décrit les événements qui vont amener le protagoniste à vouloir quelque chose, à définir un objectif ». Il contient l’incident déclencheur, « l’événement qui brise la routine de vie du futur protagoniste, crée chez lui un déséquilibre et le détermine à se définir un objectif »

- le deuxième acte « contient les tentatives du protagoniste pour atteindre un objectif (c’est ce qu’on appelle l’action) ». Il culmine avec le climax, « l’obstacle le plus fort » qui se dresse devant le protagoniste

- le troisième acte « décrit les conséquences de l’action »

La structure modifiée, elle, « introduit un coup de théâtre au début du troisième acte de façon à relancer l’action ». Le troisième acte modifié est alors « construit comme le tout dont il fait partie : il possède son propre incident déclencheur, son propre climax et son propre troisième acte ». Quel est l’intérêt de cette structure modifiée, courante au cinéma (par exemple chez James Cameron, qui a l’habitude de conclure ses films sur… trois climax !) ?
« La structure modifiée propose un rebondissement important et souvent gratifiant. Mais, dans le cas où la première réponse dramatique [réponse à la question : le protagoniste atteindra-t-il son objectif ?] est non et la deuxième oui, il est possible que la structure modifiée ait une signification bien plus profonde. Car, en général, elle consiste à faire passer le spectateur de la déception au bonheur tout en rendant ce passage logique. D’une certaine façon, la structure modifiée de type [1. non, 2. oui] nous rappelle qu’à quelque chose malheur peut être bon, que d’un moment de détresse peut surgir le plaisir ou la réussite. En d’autres termes, il ne peut y avoir renaissance que s’il y a eu mort (au sens figuré : échec, dépression, renoncement…). Or, il n’y a pas plus vivant que la renaissance. La structure modifiée de type [1. non, 2. oui] dénoterait une pensée positive. Ce n’est peut-être pas un hasard si Frank Capra – que François Truffaut surnommait « le guérisseur » - l’a si souvent utilisée (dans La vie est belle par exemple) ».
Ailleurs, Lavandier consacre un chapitre entier à la comédie, genre qu’il considère comme « le plus riche et le plus juste ». « Atteinte à la vanité humaine », « anti-élitiste », symbolisée par le clown (« l’être humain le plus lucide », qui « voit clair dans le jeu de tout le monde » et qui « met au jour les failles des gens de pouvoir » (5)), la comédie se définit par le recul qu’elle prend sur les choses. Elle constitue « une façon de ne pas prendre notre vie trop au sérieux, de ne pas nous apitoyer complaisamment sur notre sort, de reconnaître nos limitations et de nous aider à les accepter ».

L'EXPERIENCE ET L'EMOTION TRANSFORMENT UN ETRE HUMAIN PLUS SUREMENT QU'UN DISCOURS

Lavandier incite surtout les auteurs à réfléchir à des questions élémentaires (pourquoi ai-je envie de raconter cette histoire ? Quel est mon thème, mon intention ?) en évitant que « l’histoire se réduise à l’explication d’une idée, à la démonstration d’une thèse. Mais, si l’on n’oublie pas de créer l’émotion et l’intérêt chez le spectateur (protagoniste - objectif - obstacles, par exemple), on a peu de chances de tomber dans le didactisme ».

Et c’est l’émotion, bien sûr, qui permet à la dramaturgie d’influencer le spectateur.
« L’expérience et, en particulier, l’émotion transforment un être humain plus sûrement qu’un discours. Une « prise de conscience » affective est beaucoup plus efficace qu’une prise de conscience rationnelle. Piaget a démontré que c’est l’expérience concrète qui détermine un changement dans notre façon de percevoir et de réagir à la réalité et qui nous amène à modifier notre pensée et non l’inverse. Or le spectateur d’une œuvre dramatique vit une expérience affective en s’identifiant au protagoniste et en vivant une partie de ses conflits. Elle n’a pas la force d’une expérience réelle mais il est probable qu’elle laisse des traces »
A lire :
- d’autres extraits du livre
- un passionnant entretien avec l’auteur

(1) Et c’est pour cette raison que Signes est, comme nous l’avons écrit ailleurs, un grand film sur la foi et sur la puissance du cinéma : lors du dénouement, Mel Gibson (le spectateur) découvre que trois caractéristiques de ses proches (trois éléments du scénario), apparemment anodines, ne sont pas le fruit du hasard et servent un but (une logique narrative) jusqu’alors invisible. Le besoin de sens de Gibson (et celui du spectateur) est satisfait : il retrouve la foi (et le spectateur aussi… à condition de se laisser emporter par le dispositif de Shyamalan).

(2) Ce qui explique que le cinéma dit « moderne » ou « expérimental », qui s’intéresse peu au conflit et à la dramaturgie et lui préfère la contemplation, les personnages et narrations opaques, voire l’absence complète de scénario, n’ait jamais été populaire... tout en remportant l’adhésion des critiques avides d’œuvres élitistes et formalistes (une spécialité française).

(3) C’est pourquoi les films sans résolution (soit parce qu’ils se terminent en queue de poisson, soit parce que le protagoniste échoue) frustrent, attristent voire énervent la plupart des spectateurs. A ce titre, Memories of Murder ou Zodiac sont des oeuvres inconfortables…

(4) Notons, au passage, que cette phrase enrichit une vieille divagation spongieuse : Pourquoi joue-t-on ?

(5) Pas étonnant que les Guignols de l’info soient, aujourd’hui, la seule émission qui dérange Sarkozy. Comme l’affirme un journaliste politique dans un récent numéro de Technikart :
« Détrompez-vous, si le « Petit journal » gênait vraiment le gouvernement, il ne serait pas accrédité. Et puis, vous savez, leurs journalistes ont des discussions régulières avec Franck Louvrier, le conseiller en com du président qui joue un rôle essentiel dans sa peoplisation ». Un temps d’arrêt avant cette relance : « Non, ce qui gêne vraiment Sarkozy, ce sont les Guignols, dans la mesure où il ne sont pas journalistes et que, du coup, il n’a aucune prise sur eux »

vendredi 12 juin 2009

IDEES : VIVRE L'UTOPIE

Visible entièrement sur Google Vidéo, le très beau documentaire Vivre l'utopie relate l'histoire de l'anarchisme espagnol et notamment celle de la révolution libertaire de 1936-1938, suivie par des millions de personnes (les passionnants détails de cette expérience autogestionnaire sont exposés à partir de 45 mns 15). Une trentaine d’anciens militants anarchistes y racontent la mise en pratique de leurs idéaux en Catalogne et en Aragon. Entre cette période, la Commune, les LIP en 1973 ou les réappropriations d'entreprises en Argentine depuis 2001, l'"utopie" n'en a pas toujours été une... Souvenons-nous en. Extraits des témoignages contenus dans le film :
"Je ne fais pas partie de ceux qui disent qu'il n'y a pas eu de querelles ou d'autres choses, mais l'ensemble de ce que fut le communisme libertaire, c'est l'unique solution qu'a l'humanité pour pouvoir bien vivre, il n'y a pas d'autre forme. On a démontré qu'il n'y avait pas besoin de guardia civile, de riches, de prêtres pour bien vivre. Ils sont les seuls qui paralysent la progression de la richesse (sourire). Car la seule richesse qui existe, c'est le travail".

"Quand les propriétaires de l'usine sont rentrés [à l'arrivée du franquisme], ils l'ont trouvée en bien meilleur état qu'ils ne l'avaient laissé, et la production avait doublé"

vendredi 1 mai 2009

IDEES : LE PREMIER MAI



Qui se souvient encore de la signification du Premier Mai ? Il s'agit pourtant d'une date importante pour le mouvement ouvrier, et notamment pour l'anarchisme.
Nous sommes en 1886, à Chicago. Dans cette ville, comme dans tout le pays, le mouvement ouvrier est particulièrement riche, vivant, actif. A Chicago, les anarchistes sont solidement implantés. Des quotidiens libertaires paraissent même dans les différentes langues des communautés immigrées. Cette année-là, le plus célèbre d'entre eux, le Arbeiter Zeitung, tire à plus de 25 000 exemplaires alors que le mouvement ouvrier combat pour la journée de huit heures. Les anarchistes y sont engagés (...). Le mot d'ordre de grève générale du 1er mai 1886 est abondamment suivi, tout particulièrement à Chicago.

Ce jour-là, August Spies, militant anarchiste bien connu de la Ville des Vents, est un des derniers à prendre la parole devant la foule imposante des manifestants. Au moment où ceux-ci se dispersent, la manifestation, jusque là pacifique, tourne au drame : deux cents policiers font irruption et chargent les ouvriers. Il y aura un mort et une dizaine de blessés. Spies file au Arbeiter Zeitung et rédige un appel à un rassemblement de protestation contre la violence policière. Il se tient le 4 mai, au Haymarket Square de Chicago.
Le rassemblement commence dans le calme. Mais soudain, des policiers foncent vers la foule. Une bombe est lancée sur eux, faisant un mort et des dizaines de blessés. Les policiers ouvrent alors le feu, tuant un nombre indéterminé de personnes. Huit anarchistes, dont Spies, sont jugés, alors que seuls trois d'entre eux étaient présents le 4 mai. Le procureur fait de leur procès celui de l'anarchisme :

"Il n'y a qu'un pas de la république à l'anarchie. Ces huit hommes ont été choisis parce qu'ils sont des meneurs. Ils ne sont pas plus coupables que les milliers de personnes qui les suivent. Messieurs du jury : condamnez ces hommes, faites d'eux un exemple, faites-les pendre et vous sauverez nos institutions et notre société"
Tous les accusés, sauf un, seront condamnés à mort, sans preuves, par un jury haïssant les anarchistes. L'un d'eux se suicide dans sa cellule, trois voient leur peine commuée en prison à vie et quatre sont pendus.
Ce sont eux que l'histoire évoque comme les "martyrs du Haymarket". Plus d'un demi-million de personnes se pressent à leurs funérailles. Pour ne pas oublier ce drame, le 1er mai est décrété jour de commémoration. Neebe, Schwab et Fielden seront libérés le 26 juin 1893, leur innocence étant reconnue ainsi que le fait qu'ils ont été victimes d'une campagne d'hystérie et d'un procès biaisé et partial. Ce qui reste clair cependant, ce sont les intentions de ceux qui condamnèrent les martyrs de Chicago : briser le mouvement ouvrier et tuer le mouvement anarchiste aux Etats-Unis.
(les citations sont extraites de l'Ordre moins le pouvoir, de Normand Baillargeon. Cet excellent petit livre sur l'anarchisme, extrêmement clair et synthétique, en détaille les racines, les figures principales, les événements historiques, les positions -économie, syndicalisme, écologie, éducation, médias, éthique, féminisme-, et comprend une abondante bibliographie)

mercredi 2 juillet 2008

IDEES : DESINTEGRER LA PROPAGANDE ECONOMIQUE DE LA DROITE : LA GAUCHE AU TRAVAIL !

Hier, sur I>Télé, "débat" sur les 35h dans "N'ayons pas peur des mots". Le présentateur se demande s'il faut faire sauter le "verrou" des 35h... Et hop, en une phrase, tout "débat" est écarté : si les 35h sont un "verrou", sa question n'est que rhétorique. Et en effet, tous les invités, même ceux de "gauche" (un gars de Marianne), approuveront le projet de loi du gouvernement. Bel exemple de "débat" équilibré.

Les medias nous assènent quotidiennement les mêmes pensées non pensées. Des discours de "bon sens" relayés robotiquement. De la pure propagande gouvernementale. Un arsenal de raisonnements simplistes et d'expressions orientées, destiné à empêcher toute réflexion, à étouffer tout débat avant même qu'il puisse naître.

Dans ce contexte, quel soulagement d'entendre un discours différent, fondé sur de vrais chiffres : celui de Pierre Larrouturou, économiste et délégué national Europe au... PS. Attendez, ne fuyez pas : il fait partie des rares hommes politiques qui pensent encore dans ce parti. Clairement situé à la gauche du PS, Larrouturou est partisan de la semaine de quatre jours. Hérésie ? Délire de gauchiste ? Je défie pourtant quiconque de contester son argumentation. Imparable, celle-ci est résumée dans cette interview audio conduite par Libé et ce bel entretien accordé aux Inrocks.

Pour un long développement, lire ce passionnant document qui démonte point par point la politique et la propagande économiques du gouvernement. Les extraits suivants, mis en forme par mes doigts spongieux, s'avèrent édifiants : ceci est une lecture incontournable, amis aquatiques.


o "Le carcan des 35h" est responsable de la stagnation du pouvoir d'achat ? FAUX.
La baisse des salaires dans le PIB a commencé au début des années 1980. Comment expliquer qu’une loi votée en 1998 ait provoqué des effets si puissants 15 ans avant d’être votée ?

Qui plus est, en lisant le rapport du Fonds Monétaire International d’avril 2007, on constate que le mouvement est le même dans toute l’Europe et au Japon : "Au cours des deux dernières décennies, il y a eu un déclin continu de la part du revenu qui va au travail. La baisse est très massive et atteint 10 % en Europe et au Japon».

Et, aux États-Unis, l’évolution n’est guère plus brillante : "Depuis 2001, les bénéfices des entreprises ont augmenté de 40 % tandis que les salaires n’ont augmenté de 0,3 %. La part des salaires dans le revenu national atteint son plus bas niveau depuis 1929."

o Les 35h sont un échec complet ? FAUX.
Les 35 heures ne sont pas l’abomination des abominations que décrit le Medef. C’est vrai que, à l’hôpital, elles ont compliqué l’organisation des services car on n’avait pas ouvert assez tôt les écoles d’infirmières (ce qui reste assez incompréhensible). C’est vrai qu’elles ont coûté cher à l’Etat, mais c’est parce qu’on a donné des milliards d’exonérations sans contrepartie de créations d’emplois, ce que le Medef ne dit pas (avec la Loi de Robien comme avec la première loi sur les 35 heures, l’entreprise n’avait pas d’exonération si elle ne créait pas un minimum d’emplois. Ce qui semblait assez logique : s’il n’y a pas d’embauche, il n’y a aucune dépense supplémentaire. Pourquoi donner une exonération ? Hélas, avec la deuxième loi sur les 35 heures, on a donné 70 milliards de francs d’exonération mais on ne demandait aux entreprises aucune contrepartie en emplois !).

Mais, selon l’Insee, les 35 heures ont créé quand même presque 350.000 emplois.

o La semaine de 4 jours, un non-sens économique ? FAUX.
Il faut aller plus loin, avec une autre méthode. Il faut ouvrir, à nouveau, le débat sur la semaine de 4 jours à la carte.

Les 4 jours, ça marche déjà dans 400 entreprises !
La semaine de 4 jours est déjà une réalité dans plus de 400 entreprises : Fleury-Michon, Mamie-Nova (Coop Even) ou Monique Ranou, mais aussi des centaines de PME inconnues : une auto-école à Rouen, un fabricant de logiciels à Chambéry, un charpentier près de Bordeaux, une coopérative d'insémination porcine à Pau, un imprimeur dans le Nord, une concession Peugeot dans le Var, un libraire, un chauffagiste et une agence de pub à Paris…

1 600 000 emplois
À partir de l’effet sur l’emploi observé chez ces 400 pionniers (de taille et de métier très différents), une étude du ministère du Travail estimait en 1997 qu’un mouvement général vers les 4 jours créerait 1 600 000 emplois en CDI (sans parler des métiers émergents autour du temps libre et de l’impact sur la croissance qu’aurait le surcroît de consommation de 1 600 000 familles.)

Quel financement ?
Pour augmenter l’effet sur l’emploi et pour limiter la pression mise sur les salariés, il faut absolument que les exonérations (exonérations des cotisations Unedic pour l’essentiel) soient conditionnées à des créations d’emplois.

o L'allongement de la durée de cotisation va résoudre le problème des retraites ? FAUX.
> Aujourd’hui, c’est en moyenne à 61 ans que les salariés soldent leur retraite.
> À 61 ans, moins de 30 % des salariés ont encore un emploi.
> Quand Nicolas Sarkozy et François Fillon, sans avoir rien fait pour faire reculer le chômage des plus de 60 ans, exigent une année de cotisation supplémentaire, ils savent très bien que pour plus de 70 % des salariés il manquera une année de cotisation, soit 4 trimestres.
> Pour une majorité de salariés, cela signifie une décote de 10 % sur la pension de retraite !

Aujourd'hui, quand un salarié solde sa retraite, il est au chômage depuis trois ans en moyenne. Rendre obligatoire une année de cotisations supplémentaire sans avoir fait radicalement reculer le chômage des plus de 60 ans ne sert à rien. En prétendant "sauver les retraites", avec des arguments pleins de bon-sens ("l’espérance de vie a augmenté, donc il faut cotiser plus longtemps"), on prépare en réalité une baisse généralisée du niveau des retraites de la Sécurité sociale.

C'est Guillaume Sarkozy (le frère du président), directeur général d’un groupe d’assurance-santé / assurance-retraite, qui va se frotter les mains :
La réforme Fillon va amener une baisse assez nette des retraites : entre 5 et 20 % de perte pour ceux qui auront des carrières complètes et nettement plus pour tous ceux et celles à qui il manquera quelques trimestres de cotisation car ils ne pourront pas cotiser 41 ans… Mais Guillaume Sarkozy propose à ceux qui en ont les moyens de prendre une assurance complémentaire sur laquelle il espère que sa nouvelle entreprise d’assurance obtiendra une "rentabilité raisonnable".

o La réforme des indemnisations chômage envisagée par Sarkozy va éviter les "abus" sans toucher les gens "réglos" ? FAUX.
Au bout de 6 mois, le salarié au chômage peut être obligé d’accepter une perte de 20 % de revenu. Et, au bout de 1 an, il peut être forcé d’accepter une perte de 40 %... Et si, quelques mois plus tard, il est à nouveau licencié ? Il perdra encore 20 % ou 40 % ?

o Les Etats-Unis, dont Sarkozy vante le plein-emploi, sont un modèle à suivre ? FAUX.
Si l’on en croit les chiffres donnés par la Maison-Blanche, les États-Unis sont très loin du plein emploi. Il y a tellement de petits boulots que la durée moyenne du travail est tombée à 33,7 heures.

Aux Etats-Unis, seuls les 5 % les plus riches ont vu leurs revenus augmenter sur les cinq dernières années. Les autres 95 % ont vu leur revenu stagner ou franchement décliner. Et une étude publiée par Factset en juin 2008 montre que, au sein de ces 5 %, ce sont les 1 % les plus riches (ceux qui ont des milliers d’actions et reçoivent d’énormes dividendes) qui ontaccaparé 75 % de la richesse nouvelle créée entre 2002 et 2006.

Et ne parlons pas de la Grande-Bretagne...
La durée moyenne du travail (sans compter les chômeurs et les 2 millions de "handicapés" dispensés de recherche d’emploi) n’y est plus, en janvier 2008, que de 31,9 heures par semaine.

Evidemment, cette durée moyenne du travail étonnamment basse n'a pas été voulue...
C’est le marché, le Marché seul, dans sa grande sagesse, qui a réparti le travail entre, d’un côté, ceux qui ont encore un bon job, à 40 heures par semaine, et, de l’autre côté, des millions d’hommes et de femmes qui n’ont que de petits emplois avec des petits revenus.

o Mais alors, si la situation des ménages est si catastrophique aux Etats-Unis, comment la consommation et la croissance peuvent-elles augmenter ?
La réponse est simple. Simple mais catastrophique : c’est uniquement en poussant la majorité des salariés et des chômeurs à s’endetter et à se surendetter que le libéralisme peut assurer en même temps des bénéfices colossaux à une infime minorité et une consommation élevée du plus grand nombre. Pour garantir aux actionnaires des bénéfices colossaux tout en assurant un haut niveau de consommation à l’ensemble de la population, le néolibéralisme a structurellement besoin d’un endettement croissant.

On en arrive à la vaste blague de la limitation de la dette publique, imposée par l'Europe et perpétuellement agitée comme excuse par les hommes politiques de tous bords pour justifier les pires réformes...
Quand la dette publique de la France atteint 64 % de son PIB ou quand la dette publique japonaise dépasse les 165 % du PIB (!), il n’y a pas de quoi pavoiser. Mais personne ne pense que l’État japonais ou l’État français va tomber en faillite et sera incapable d’honorer sa dette. Il n’y a pas de risque de cassure ou d’effondrement. En revanche, quand des millions de familles sont surendettées, quand en quelques semaines des millions de familles sont expulsées de leur logement et qu’une majorité de citoyens prend conscience qu’il faut absolument faire des économies pour rembourser les dettes accumulées, l’économie peut atterrir très brutalement !
Les libéraux, depuis 20 ans, ont réussi à focaliser le débat sur la dette publique sans jamais parler de la dette privée (cf les critères de Maastricht). Sans doute, à court terme, la dette privée est-elle très rentable pour les banques qui poussent les familles à s’endetter (et qui conseillent certains politiques), mais on va constater bientôt que l’accumulation de dette privée peut provoquer des catastrophes en série.

o La France n'est pas compétitive ? FAUX.
Nous avons une productivité très forte. Les Anglais ou les Japonais (qui ne sont pourtant pas des imbéciles) ont une productivité nettement plus faible que la nôtre.

« J’ai fait un calcul rarement effectué, explique Jacques Marseille, professeur à la Sorbonne. J’ai divisé le PIB français par la productivité d’un travailleur britannique ou japonais. Avec leur niveau de productivité, qui est largement inférieur au nôtre, il nous faudrait 5 millions de travailleurs en plus pour produire la même chose. Autant dire que le chômage ne serait plus un problème en France… » (Le Figaro -!-, 2 février 2004)

o En résumé :
> des millions de chômeurs, des millions de précaires… Notre pays est englué et s’enfonce dans une crise sociale d’une extrême gravité que les chiffres officiels sous-estiment totalement ;

> les prétendus "blocages de la société française" n’expliquent que très partiellement l’étendue des dégâts : la précarité est la même, à peu de chose près, dans presque tous les pays occidentaux ;

> partout, le chômage et la précarité affaiblissent la capacité de négociation des salariés qui ont un emploi, ce qui provoque une forte baisse de la part des salaires dans le PIB. Cette baisse des salaires devrait ralentir fortement la croissance ;

> la croissance que connaissent malgré tout l’ensemble des pays occidentaux depuis le début de la décennie est uniquement due à une hausse très forte de la dette des ménages ;

> alors que tous nos dirigeants comptent sur une forte croissance pour faire reculer le chômage, aucun économiste sérieux ne pense plus que la croissance va accélérer. Au contraire ! Les déséquilibres des capitalismes américain et chinois font qu’une crise économique majeure peut survenir d’une année à l’autre.

o Alors, que faire ? Entre autres, le texte suggère de :
- convoquer un nouveau Bretton-Woods : organiser sans tarder avec l’ensemble des socialistes européens (ceux qui sont au pouvoir et ceux qui n’y sont pas) une grande Conférence internationale pour définir de nouvelles règles du jeu en matière monétaire et financière

- négocier un véritable Traité de l’Europe sociale comprenant des critères de convergence sociaux aussi précis et contraignants que l’étaient les critères financiers du Traité de Maastricht

- créer un impôt européen sur les bénéfices : il n'y a pas d'impôt européen, ce qui favorise grandement le dumping entre états. Une étude du cabinet KPMG publiée dans Le Monde du 12 avril 2006 montre que le taux moyen d’impôt sur les bénéfices des entreprises n’est plus que de 25 % en moyenne en Europe contre 40 % aux Etats-Unis.

- indexer les salaires

- utiliser une partie du Fonds de Réserve des Retraites pour construire massivement de nouveaux logements en s’inspirant de ce qu’on fait les partenaires sociaux au Pays-Bas

- instaurer une nouvelle réduction du temps de travail
Alors là je vous sens convaincus, vous avez les neurones chauds, vous avez envie de fighter, vous avez la win dans la peau, vous êtes gonflés d'énergie pour agir. Hum... Ben pour l'instant, le champ d'action est limité (en dehors, bien sûr, de l'engagement concret auprès des SDF, des pauvres, des ouvriers, des sans-papiers, des précaires...).

Pour l'heure, le plus simple est de signer cette pétition qui invite les dirigeants du PS à se mettre au travail. Trop bien le militantisme de l'an 2000, un clic et youplà... Bon, c'est franchement pas la panacée, surtout quand, comme moi, on ne croit plus depuis longtemps dans la gauche parlementaire, mais c'est déjà un tout pitit grain de sable dans l'implacable mécanique droitière du PS et du paysage politique actuels.
Vu les statuts du PS, si cette pétition recueille 5.000 signatures de militants PS (ou 50.000 signatures de citoyens non-PS), la direction sera obligée de nous écouter.

Que nous soyons militants PS ou non, vu l'importance du PS dans le paysage politique français, nous savons qu'il n'y aura pas de sursaut de l'ensemble de la gauche ni de réelle perspective de progrès social, si le PS ne change pas.
Et, si ce n'est déjà fait, signez aussi cette pétition contre la finance déréglementée, qui partage certains des objectifs de cette "Nouvelle gauche".

Dans tous les cas, on aura appris des trucs. Et l'information est un préalable indispensable à l'action.

jeudi 1 mai 2008

IDEES : L'ILE AUX FLEURS



En 1989, les douze minutes fulgurantes de L'Île aux Fleurs préfiguraient le Cauchemar de Darwin. On n'en dira pas davantage aux (rares ?) personnes qui ne l'ont pas vu. Juste : regardez-le. Maintenant. Et lisez l'excellent article de Film de Culte dans la foulée.

lundi 7 avril 2008

CINE : LE NOUVEAU PROTOCOLE



Un homme perd son fils dans un accident de voiture. Celui-ci suivait des essais thérapeutiques. A-t-il perdu le contrôle de son véhicule, victime d'une somnolence provoquée par les médicaments ? Une militante le prétend, convaincue que le laboratoire veut étouffer l'affaire comme il a occulté les raisons de la mort de son mari, lui aussi cobaye.

Le Nouveau Protocole fonctionne en tant que film de genre (thriller) et en tant que film-dossier (les méfaits de l'industrie pharmaceutique, tels que décrits dans Cobayes Humains ou L'Envers de la Pilule
). L'intérêt du film, son enjeu central, fiévreux, vient de ce que ces deux aspects se battent l'un contre l'autre. Si les personnages ont raison, il s'agit d'un film-dossier. S'ils ont tort, c'est un thriller sur des fous. Les héros voient-ils juste un complot, un scénario de film classique *, alors que se déploie autour d'eux une réalité bien plus vaste, massive et complexe ? Cherchent-ils envers et contre tout à investir d'une signification la mort impensable d'un être cher ? A comprendre, à capturer, à maîtriser la réalité en la vivant comme un complot délimité, analysable, déjouable ? Porté par une mise en scène et un rythme secs, durs, tendus, le film pousse d'autant plus à la réflexion qu'il s'avère à la fois fortement documenté et sciemment ambigu. Il ne laisse pas au spectateur le repos des réponses nettes. Il préfère le troubler et le hanter, longtemps. Propos du réalisateur :
"Généralement, à la fin des films de dénonciation, on sort tranquille. Le spectateur dit à sa femme, « Ces types sont de sacrés enfoirés, mais heureusement, toi et moi cocotte, on est du bon côté ! ». Quelle hypocrisie de laisser le spectateur partir avec ce petit quant à soi. Il ne s’agit pas d’être agressif, ou sentencieux, mais simplement d’essayer de provoquer une réflexion ou de lancer un débat, « Et alors, vous en pensez quoi de tout ça ?». L’idée n’est pas neuve, dans les années 70, bon nombre de films avaient cette même ambition. Le cinéma ne change peut-être pas le monde, mais on peut agiter la question".

"Comment être posé et rationnel si l’on veut s’opposer à l’ordre de ce monde en désordre ! Comment ne pas être radical ? On ne peut pas se mettre en opposition en menant une vie de petit bourgeois bien élevé. Les gens qui passent de l’autre côté deviennent des activistes, des résistants. Si l’on n’accepte pas que le monde demeure en l’état, ça ne peut pas s’exprimer en dehors de l’excès. Et là encore, plus que de parler de l’industrie pharmaceutique, ce film reflète un sentiment qui est partagé, il me semble. C’est le sentiment de notre impuissance en tant que citoyen. Parce que d’accord, on vit dans des démocraties, c’est super, mais quand on vote, quand on manifeste, est-ce que ça change vraiment les choses ? Est-ce que l’on corrige certaines pratiques inacceptables de l’industrie pharmaceutique lorsqu’on les dénonce ? Pas vraiment. De même, lorsqu’on dit : « La planète se réchauffe, ça va être vraiment affreux, nos petits enfants vont en crever !», on continue quand même à faire des enfants, moi le premier... Mais que faire d’autre ? Comment se battre ? Le film vient vraiment du malaise global que tout le monde ressent : comment agir quand il n’y a aucune proposition, aucune solution, aucune utopie ? Kraft est vraiment porteur de ce sentiment d’impuissance. Tout à coup, ce consensus déprimant lui devient insupportable. Il veut passer à l’action".

"Les documents rassemblés par Eric Besnard qui a longuement enquêté sur le sujet m’ont surpris par le cynisme généralisé qui est mis en oeuvre. Le film s’ouvre sur une campagne d’essais cliniques en Afrique, inspirée de celle d’un laboratoire américain au Nigéria dont l’affaire est encore en cours de jugement. Quand le personnage de William interprété par Gilles Cohen parle des essais de protocole antisida sur les prostituées au Kenya, c’est aussi une affaire réelle. On fait courir des risques à des gens qui ensuite n’auront même pas les moyens de s’acheter les médicaments dont ils sont les cobayes. Les trithérapies, c’est pour les occidentaux, mais pas pour eux. L’autre aspect intéressant et moins connu évoqué dans le film, c’est la façon dont l’industrie pharmaceutique peut créer des pathologies. Ils sont juge et partie. Tous les ans, on est captif d’un nouveau syndrome. Au travers de campagnes d’informations et de pub, on nous dit «vous avez du cholestérol, vous allez mourir». Alors tout le monde panique et veut être mis sous anti-cholestérol..."
* La dramaturgie du cinéma classique vise avant tout à l'efficacité, à l'économie de l'action. Elle ordonne et simplifie le monde de sorte que chaque action des personnages, chaque élément narratif fasse sens, possède une importance. D'ailleurs Signes, de Shyamalan, grand film sur la puissance du cinéma classique (et de la religion ?), compare le scénariste à Dieu : s'il n'y a pas de hasard, c'est qu'il existe un Grand Ecrivain. Mel Gibson retrouve la Foi (au sens large) en même temps que le spectateur, emporté par la mécanique narrative imparable du film. D'aucuns considèrent que c'est un tract pour l'Eglise. Pffff, le cinéma est une religion :p

mercredi 19 mars 2008

IDEES : CECI N'EST PAS LA DEMOCRATIE

Vous êtes peut-être, comme moi, fatigués d'entendre les journalistes et politiques saluer inlassablement "une grande victoire pour la démocratie" dès que les taux d'abstention sont bas. Comme si la souveraineté du peuple pouvait se résumer à un bout de papier glissé dans un cube tous les cinq ans pour choisir entre deux démagogues dangereux qui se foutent du bien commun. Dans ce contexte, il faut rappeler l'importance historique de la société civile. Ce très bon article sur les Etats-Unis évoque précisément ce sujet. Extraits :

"Ce qui ne disparaît pas, ce qui occupe la presse jour après jour, impossible de l’ignorer, c’est la frénésie électorale. Ça, ça passionne le pays tous les quatre ans parce que nous sommes élevés pour croire que voter est fondamental pour déterminer notre destin ; que l’acte le plus important qu’un citoyen puisse accomplir c’est de se rendre aux urnes pour choisir une des deux médiocrités qui ont déjà été choisies pour nous. C’est un test à choix multiples tellement limité, tellement spécieux qu’aucun enseignant qui aurait le moindre respect pour lui-même ne le donnerait à ses étudiants".

"Historiquement le gouvernement, qu’il fut dans les mains des républicains ou des démocrates, des libéraux ou des conservateurs, a failli à ses propres responsabilités, jusqu’à ce qu’il n’y soit obligé par la mobilisation directe : sit-in et freedom rides pour les droits des noirs, grèves et boycotts pour les droits des travailleurs, rébellions et désertions des soldats pour arrêter la guerre. Voter est un geste facile et d’utilité marginale, mais c’est un pauvre ersatz de la démocratie, qui requiert la mobilisation directe des citoyens engagés".

samedi 16 février 2008

BRIC A BRAC

Honfleur, Deauville, Rodès, Figeac, Bordeaux, Lille et Venise : depuis deux mois, l'Eponge s'est frottée un peu partout. Cliquez ici pour un p'tit bilan photographique. Où vous découvrirez que Venise n'est pas juste un Disneyland géant pour adultes, mais aussi un endroit où des vrais gens manifestent pour la fonction publique, et où certains chemins de traverse mènent à des images comme celle de gauche... Sinon, vous aurez noté une actualisation des liens sur la droite de la page, ainsi que des modifications sur la quasi totalité des posts écrits depuis la création du blog. L'Eponge reprendra ses activités habituelles en mars, quand la mer sera plus calme et l'eau plus claire. En attendant, regardez donc cet article fait maison sur l'Orange Box (une maîtrise inouïe du langage visuel et narratif des jeux vidéo), cette critique de Blacksite (le premier jeu grand public politiquement engagé, certes à moitié loupé mais important), cette interview passionnante d'Alain Damasio (auteur du fracassant roman la Horde du Contrevent, déjà évoqué sur ce blog), cette preview de la nouvelle série de courts-métrages animés Batman supervisés par Bruce Timm, et enfin cet entretien avec le philosophe Alain Badiou dont le dernier livre, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, est un essai lumineux et d'une grande hauteur de vue sur la duperie du vote, le "transcendental pétainiste" de la France, l'histoire et l'avenir de l"'hypothèse communiste"... Minuscule extrait du livre, absolument pas représentatif de la portée de sa réflexion, mais suffisamment percutant pour susciter, je pense, la curiosité :
"Dans un entretien, Sartre dit en substance : "Si l'hypothèse communiste n'est pas bonne, si elle n'est pas praticable, alors cela veut dire que l'humanité n'est pas une chose en soi très différente des fourmis ou des termites". Que veut-il dire par là ? Que si la concurrence, le "libre marché", la sommation des petites jouissances et les murs qui vous protègent du désir des faibles sont l'alpha et l'oméga de toute existence, collective ou privée, la bête humaine ne vaut pas un clou"

mardi 31 juillet 2007

LIVRE : LA HORDE DU CONTREVENT

Rares sont les quatrièmes de couverture éloquentes. C'est pourtant le cas de celle de La Horde du Contrevent, un grand livre (récemment réédité en poche chez Folio) aux idées et au style fracassants :
"Un groupe d'élite, formé dès l'enfance à faire face, part des confins d'une terre féroce, saignée de rafales, pour aller chercher l'origine du vent. Ils sont vingt-trois, un bloc, un nœud de courage : la Horde. Ils sont pilier, ailier, traceur, aéromaître et géomaître, feuleuse et sourcière, troubadour et scribe. Ils traversent leur monde debout, à pied, en quête d'un Extrême-Amont qui fuit devant eux comme un horizon fou. Expérience de lecture unique, La Horde du Contrevent est un livre-univers qui fond d'un même feu l'aventure et la poésie des parcours, le combat nu et la quête d'un sens profond du vivant qui unirait le mouvement et le lien. Chaque mot résonne, claque, fuse : Alain Damasio joue de sa plume comme d'un pinceau, d'une caméra ou d'une arme… Chef-d'œuvre porté par un bouche-à-oreille rare, le roman a été logiquement récompensé par le Grand Prix de l'Imaginaire".
Damasio travaille obsessionnellement chaque phrase (lire la genèse d'un paragraphe) jusqu'à parvenir à incarner son récit et ses thèmes, à "jeter des ponts sensuels vers l’expérience du lecteur" (selon ses propres mots). Ses expérimentations ne sont jamais gratuites : la pagination inversée (qui va de 699 à 0) traduit la progression des personnages vers l'Extrême Amont, un langage fondé sur la ponctuation transcrit les différentes formes du vent, un récit à 23 voix communique les points de vue des personnages et les liens qui les unissent (chaque membre de la Horde est représenté par un symbole qui ouvre les paragraphes où il assume le rôle du narrateur)... Même lorsque Damasio exprime (trop ?) explicitement son engagement à l'extrême gauche et son amour pour la philosophie de Deleuze, il reste implacable et ne perd jamais de vue l'efficacité dramatique.
"A chaque dimension de la vitesse correspond une lenteur ou une fixité propre. A la rapidité s'oppose la pesanteur ; au mouvement s'oppose la répétition ; au vif s'oppose le continu. D'une certaine façon, être vivant ne s'atteint que par ce triple combat : contre les forces de gravité en nous -la paresse, la fatigue, la quête du repos ; contre l'instinct de répétition -le déjà-fait, le connu, le sécurisant ; et enfin contre les séductions du continu -tous les développements durables, les réformismes ou ce goût très fréole de la variation plaisante, du pianotement des écarts autour d'une mélodie amusante.
- Qu'est-ce qui se passera si Erg est battu ? osais-je (sur un hoquet).
- Silène est un fragment de la Poursuite. La Poursuite dit que quiconque tue le combattant - protecteur en combat loyal gagne aussi le droit d'abattre toute sa horde, sauf le Traceur.
- Ca veut dire quoi Leordoan, concrètement ?
- Que si Erg perd, vous êtes morts".
Dans ce qui est sûrement le passage du livre le plus en prise avec l'actualité, Damasio anticipe même de quelques années (La Horde est sorti en 2004) la stratégie de campagne de Nicolas Sarkozy (par ailleurs excellemment analysée par un long texte de la journaliste Mona Chollet), déjà employée par les conservateurs américains : monter les opprimés les uns contre les autres en distinguant les "bons" et les "mauvais" pauvres, et en leur faisant croire qu'eux aussi pourront partir un jour en vacances en yacht avec Bolloré s'ils se donnent suffisamment de mal.
"- Comment font-ils, ceux qui sassent à l'ombre des tours toute la journée ? s'indigne Coriolis.
J'eus envie de lui répondre sur le fond :
- Ils regardent les palais perchés là-haut et ils rêvent d'un vélivélo, voilà comment ils font ! Un seul racleur qui réussit suffit à faire croire aux autres qu'ils ont tous leur chance. L'exploitation inepte qu'ils subissent tient parce qu'ils envient ceux qui les exploitent. Les voir flotter là-haut ne les révolte pas : ça les fait rêver ! Et le pire est qu'on leur fait croire que seul l'effort et le mérite les feront dépasser cinquante mètres d'altitude ! Alors ils filtrent, et ils tamisent, et ils raclent le lit du fleuve jusqu'à atteindre ce sentiment de mériter... Mais quand ils l'atteignent, ils comprennent que personne, nulle part, ne peut juger de leur effort, qu'aucun acheteur ne reconnaît la valeur de ce qu'ils font. Qu'il n'y a pas de juge suprême des mérites, juste des marchands qui paient une matière première et qui la revendent quatre-vingt mètres plus haut le double de ce qu'ils l'ont payée. Ici, on les appelle les "monteurs d'escaliers". Alors le racleur prend la rage. Sauf que la rage, quand elle ne peut exploser, ou transformer ce qui la cause, finit par imploser ! Elle se retourne en rancoeur, elle s'introjecte en haine de soi et des autres, en cynisme triste, elle se distille en mesquineries fielleuses, elle se déverse par saccades sur les plus proches : la femme, les amis, les gosses...".
On ne peut évidemment réduire le livre à ses saillies politiques. La Horde du Contrevent déploie un univers d'une richesse folle, qui évoque par moments la veine épique de Miyazaki (les pouvoirs des Chrones rappellent ceux du Dieu-Cerf de Princesse Mononoké). Le lecteur parcourt avidement ces 700 pages incandescentes, impatient de découvrir ce que cache l'Extrême Amont. La réponse est simple, et fait résonner avec force l'idée qu'il faut se battre. Malgré la mort. Malgré la puissance inouïe des vents contraires. Et aussi lointaines ou incertaines que semblent être les conséquences de nos actes.

lundi 19 mars 2007

IDEES : DES LEGUMES CITOYENS



J'ai enfin trouvé le moyen de me remplir la panse intelligemment en ayant le sentiment d'aider modestement la société : les Jardins de Cocagne, ou plutôt leur partenaire Les Paniers du Val de Loire. Créée en 1991, l'association Les Jardins de Cocagne emploie des personnes en difficulté d'insertion qui produisent des fruits et légumes selon les règles de l'agriculture biologique, ensuite vendus et livrés à domicile chaque semaine pour 12 euros le panier (pour 3 ou 4 personnes). Depuis, un réseau de 75 jardins s'est constitué dans toute la France.

A Paris, la seule manière de contribuer à soutenir les Jardins de Cocagne est de s'inscrire aux Paniers du Val de Loire, qui comptent parmi leurs producteurs trois jardins de Cocagne. Pour s'abonner, c'est simple : il suffit de choisir un point de dépôt, où le panier nous attendra chaque mercredi ou vendredi, et d'envoyer un chèque d'environ 80 euros, qui donne droit à une offre d'essai de six semaines suite à laquelle on peut s'engager pour l'année.

Je suis allé chercher mon premier panier mercredi dernier dans les locaux d'une asso à une dizaine de minutes à pieds de chez moi, et le misérable consommateur de fruits et légumes que j'étais vit cette expérience comme une authentique révolution culinaire. A moi les odeurs entremêlées des carottes, poireaux, oignons, radis noirs et pommes réunis dans leur grand sac en papier (dont le contenu change chaque semaine), à moi le pschiiiiit de la cocotte-minute qui tourne toute la journée, à moi l'utile petit prospectus d'informations citoyennes et de recettes joint au panier, à moi la surpuissance physique, à moi la bonne conscience ! Bref, à moins d'être un infâme individualiste contempteur des fruits et légumes, comme mon ami Darth Burger, vous n'avez aucune excuse de ne pas céder à cette façon si délicieuse de changer le monde (hem).

"HA VIVIVI, JE SUIS UN BON CITOYEN...", se dit-il en avalant un beau poireau couvert d'huile d'olive et de sel, l'air fier et l'haleine potagère.

mercredi 17 janvier 2007

LIVRE : GLISSEMENT DE TEMPS SUR MARS, CRONENBERG ET LA REALITE...

Enfin réédité chez Pocket en décembre 2006 après une dizaine d'années d'indisponibilité, le méconnu "Glissement de temps sur Mars", du grand Philip K. Dick (dont l'oeuvre considérable a inspiré, directement ou indirectement, des films comme Blade Runner, A Scanner Darkly, Minority Report ou Ouvre les yeux), est probablement mon livre préféré de cet auteur - Dick lui-même le considère comme un livre important à ses yeux. Riche et acéré, le roman entier se fonde sur une multiplicité de points de vue qui s'entrecroisent, notamment ceux de deux personnages schizophrènes : Jack Bohlen, le héros, et Manfred Steiner, un enfant enfermé dans sa perception morbide d'un futur décomposé (ce qui donne lieu aux descriptions les plus saisissantes du bouquin). Cette narration complexe, loin d'être gratuite, permet d'explorer profondément des thèmes centraux chez Dick : l'incommunicabilité, le caractère relatif et insaisissable de la réalité et de l'identité, la mort... Dans la postface, qui analyse finement la période "martienne" de Philip K. Dick, une citation de l'auteur résume quelques-unes de ses obsessions :

"J'ai le sentiment profond qu'à un certain degré il y a presque autant d'univers qu'il y a de gens, que chaque individu vit en quelque sorte dans un univers de sa propre création. Les difficultés apparaissent quand une tentative de communication s'établit entre plusieurs personnes, si leurs visions du monde sont trop différentes, la communication est illusoire"
Une très belle, longue et passionnante interview du cinéaste David Cronenberg par Gérard Delorme, parue en mai 1999 dans Première à l'occasion de la sortie d'eXistenZ, développe des idées connexes. En voici quelques extraits :

"Un cinéaste -et a fortiori un artiste- en vient toujours à créer sa propre version de la réalité, qui peut lui paraître plus intense et plus réelle que ce que la plupart des gens considèrent comme la réalité. D'un point de vue philosophique, je crois sincèrement que toute réalité est virtuelle. Si on pouvait vraiment se mettre dans la tête de quelqu'un d'autre, on serait très choqué de réaliser à quel point chaque chose est perçue différemment. Ca serait comme le plus bizarre des voyages provoqués par la drogue".

"Pour communiquer, nous avons besoin d'un langage consensuel et absolu. Or, c'est impossible parce qu'en même temps, le langage doit être organique et s'adapter aux circonstances qui, elles mêmes, changent constamment. Le langage est donc paradoxal. L'art encore plus. Par sa nature même, l'art n'est pas précis. C'est justement une partie de son pouvoir d'être suggestif, allusif et ambigu".


"Ce ne sont pas tant les drogues qui m'intéressent que les moyens par lesquels nous cherchons à altérer ce que nous considérons comme la réalité de base. Ainsi, nous mesurons à quel point la réalité est une invention, une convention plutôt qu'un absolu. La première fois que quelqu'un prend de l'acide, il se rend compte que les couleurs, les odeurs, les formes sont différentes à un point qu'il ne pouvait soupçonner auparavant. Pour Fellini, ça a été une révélation. Il s'est rendu compte que sa vision catholique de la réalité n'était pas la seule option possible. Pour certains, le révélateur vient de l'art. Pour d'autres, c'est la lecture de William Burroughs".