jeudi 24 avril 2008

LIVRE : LA ZONE DU DEHORS

Premier roman d'Alain Damasio, dont le chef-d'oeuvre La Horde du Contrevent a déjà été évoqué ici (lisez-le bon sang !), La Zone du Dehors est un roman d'anticipation anarchiste, un pamphlet bouillonnant qui enflamme le cerveau par la puissance conjuguée de son imaginaire et de son propos. Résumé issu de l'excellent site consacré au livre :
"2084. Les normes ont succédé aux codes. Le contrôle aux contraintes disciplinaires. Le flicage démocratique de tous par tous à la police d’État. Sur un satellite de Saturne, une métropole climatisée, Cerclon, construite pour les colonies terriennes fuyant la terre, abrite une société panoptique et pacifiée, modèle envié du système solaire. Autour, la Zone du Dehors s’étend, horizon minéral brut —espace d’appel pour la Volte, groupe révolutionnaire qui prône la liberté inconditionnelle des forces de vie, la création et le combat.

Contre quoi ? Un monde dévitalisant où le Clastre dicte à chaque individu son rang dans l’échelle sociale, contre la virtue qui déréalise les tours panoptiques qui veillent, les lavements médiatiques, les technogreffes qui s’introduisent dans le corps humain… Sur Cerclon, la norme est plus puissante que la force. Le contrôle, plus étendu, plus complet et plus insidieux que ne le soupçonnait la Volte… Jusqu’où faut-il aller pour que le pouvoir révèle, sous sa chair compréhensive, que la démocratie qu’il offre est un liberticide collectif ? Jusqu’à l’intellectrocution ? Jusqu’à la Volution ?

Pour son premier roman, où se lit toute l’influence de Nietzsche, Foucault et Deleuze, ses trois maîtres à penser, Alain Damasio dresse, dans un style actif, une anticipation rigoureuse et puissante de l’avenir de nos sociétés « avancées ». Avec, en fil rouge, la terrible envie de vivre de qui résiste".
Le livre aborde un sujet central pour quiconque se dit de gauche aujourd'hui : selon les propres mots de l'auteur dans la postface, "comprendre, en Occident, à la fin du vingtième, pourquoi et comment se révolter. Le livre a cette prétention, cette fougue froide, de répondre".

Le pire, c'est que Damasio est plutôt convaincant (même si la fin précipitée nuit à la solidité de la "démonstration"). Il parvient vraiment à donner une forme, une vie, une crédibilité à la communauté alternative qu'il invente, sans contourner les innombrables problèmes qui se dressent inévitablement devant elle. Rien ici ne surprendra ceux qui se sont intéressés aux théories anarchistes ou communistes, et aux manières dont on a pu tenter, à petite échelle, de les concrétiser. Mais la prose riche et exaltée de Damasio, la force du récit et des personnages, l'originalité du contexte emportent le lecteur.

Oeuvre de jeunesse, La Zone du Dehors est certes moins bien écrit que La Horde du Contrevent. Les scènes d'amour, notamment, s'avèrent assez grotesques. Et les idées de Damasio sont communiquées de manière très nue, directe, là où dans La Horde, elles sont intégralement incarnées, transfigurées par la densité du style et de l'imaginaire. Le livre s'apparente donc régulièrement à un essai philosophico-politique, stimulant mais peut-être trop littéral. Un danger dont Damasio a pourtant bien conscience :
"Ce que j’essaie d’éviter, toujours, c’est de transformer l’Imaginaire en support symbolique. Sitôt qu’un personnage ou qu’une ville, un véhicule, un animal inventé, peuvent être lus directement comme symbole de quelque chose, ça signifie qu’ils ont perdu leur vie propre, qu’ils n’existent qu’en tant que signalétique, comme ces comédiens dont parle Novarina et qui ne sont plus que les poteaux indicateurs du metteur en scène, ici de l’écrivain.

De mon imaginaire, je demande qu’il soit vivant, à savoir irréductible à ce qu’il représente ou indique, même conceptuellement. Ne jamais illustrer un concept, mais se servir du concept comme une force qui vient hanter la forme que tu lui donnes pour se déployer. C’est une exigence cruciale"
Cette frontalité parfois maladroite se mue toutefois en qualité quand on considère la Zone comme un manifeste politique. Les longs et brillants affrontements verbaux entre le Président ("démocrate") et le héros (anarchiste) valent bien des essais sur le sujet. Les thèmes ("contrôler les corps/incorporer le contrôle" - on pense au concept d'habitus bourdieusien) sont exprimés avec une hargne salutaire. "Etre en vie, c'est être en mouvement et être lié", disait Damasio dans une interview. La Zone du Dehors incite à vivre droit, debout. Mieux : par sa fougue, il en donne l'énergie.

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