dimanche 14 octobre 2007

CINE : L'ASSASSINAT DE JESSE JAMES PAR LE LACHE ROBERT FORD



Western crépusculaire, L'assassinat... prend le temps - 2h40 - de faire exister ses deux personnages principaux, noeuds de contradictions et de souffrances. C'est un film de regards (ceux, habités, intensément mélancoliques, des excellents Brad Pitt et Casey Affleck) et de paysages aux accents malickiens (les images et la musique lancinante de Nick Cave évoquent par instants les Moissons du Ciel). C'est aussi l'une des plus belles scènes vues cette année : la préparation d'une attaque de train qui se mue en leçon de cinéma. Après avoir dressé un barrage, Brad Pitt et ses sbires éteignent leurs lampes. Noir complet. Quelques secondes passent. Lentement, le son de la locomotive s'intensifie tandis que son phare se dessine au loin et s'approche. Frisson. Changement de plan, la lumière des wagons strie la forêt, puis c'est l'assaut.



L'écran noir avait déjà donné lieu à quelques scènes mémorables ces dernières années (la mariée enterrée vivante dans Kill Bill 2, la traversée de la forêt dans Peindre ou faire l'amour, les sons du 11-septembre dans Fahrenheit 9/11...). En utilisant ce procédé peu fréquent, L'Assassinat... réenchante une figure ultra classique du western.

jeudi 13 septembre 2007

CINE : MIAMI VICE



Dans l’excellent Miami Vice de Michael Mann, la recherche du réalisme et de la tension dramatique se manifeste sous plusieurs formes : le choix du milieu criminel, la narration, les lieux, le filmage numérique et la rugosité de la violence.

LE CHOIX DU MILIEU CRIMINEL

Le solitaire, Manhunter, Heat, Collateral, et donc Miami Vice : tous ces films de Mann mettent en scène le milieu criminel. "Certaines choses sont "faites" pour le cinéma, d'autres non", expliquait le réalisateur en 2002 dans le n°28 de feu DVD Vision. "Le genre criminel est idéal parce qu'il permet aux conflits d'apparaître vite. On comprend tout en deux secondes, pourquoi untel et untel s'opposent. Par exemple, j'aurais pu traiter exactement les thèmes de Heat dans un tout autre contexte, comme celui de la pub, mais ça aurait été simplement ennuyeux. L'idée de Heat, ce n'est pas le film de genre, mais la création d'un monde très fantaisiste où la causalité opère de façon quasi immédiate, alors que dans nos vies il peut se passer des années avant qu'un de nos actes n'accouche d'une conséquence. Le film et le genre me permettaient de compresser la relation de cause à effet en un seul récit très resserré. Heat n'est pas vraiment un film de gangster, même si tous les personnages ont existé". De la même manière, Miami Vice pose très rapidement ses enjeux dramatiques : des flics, une mission qui tourne mal, des agents infiltrés démasqués, une nouvelle mission ultra risquée... En quelques minutes, une narration efficace et de brefs moments de violence installent une tension qui ne déclinera jamais, à de rares exceptions près...

LA NARRATION COMME EFFET REALISTE

L'exception majeure, c'est le chemin de traverse plutôt audacieux qu'emprunte le film au bout d’une heure environ. Colin Farrell invite Gong Li, la femme du grand caïd de la drogue qu'il doit arrêter, à prendre un verre. A toute vitesse, ils partent à La Havane dans un mini-bateau, dansent dans un club de jazz, boivent, s'étreignent toute la nuit et passent la journée chez elle. Aussi inattendue et déstabilisante (pour les personnages et le spectateur) que peut l'être une véritable rencontre, cette histoire d'amour, peut-être la plus belle racontée dans une superproduction américaine récente, perturbe le fil narratif du film pendant près d'un quart d'heure et introduit de nouveaux enjeux dramatiques : le partenariat financier entre les deux personnages et l'avenir incertain de leur couple. Une façon intelligente de produire un effet réaliste et de redoubler la pression émotionnelle.



DES LIEUX AUTHENTIQUES FILMES COMME JAMAIS

On sait qu'une caméra numérique haute définition avait déjà permis à Mann, dans son brillant Collateral, de transcrire à l'écran de manière inédite les atmosphères nocturnes de Los Angeles. C'est cette même caméra qui procure à Miami Vice son image crépusculaire, hyperréaliste, particulière et pénétrante. "Miami a un ciel et un climat très dramatiques", souligne le directeur de la photographie Dion Beebe dans l'un des très bons documentaires du DVD. "On a recherché cette définition sombre et profonde du ciel et des nuages. A certains moments du film, on a vraiment l'impression qu'on pourrait tendre les bras et les toucher". Capturés par la profondeur de champ colossale de la caméra (qui, selon Beebe, permet de filmer tout ce qui passe devant elle à partir de cinq centimètres de distance et jusqu'à l'horizon), la tempête et les orages violents qui ont agité le tournage n'ont fait qu'accentuer le caractère inquiétant, presque fantastique, des lieux. Pendant le film, parfois en plein milieu d'une scène de dialogue ou d'action, Mann saisit un ciel gris sombre ou rouge pâle, de grands éclairs en arrière-plan, des palmiers qui plient sous le vent... Une sensation de proximité avec la nature quasi "tactile" selon Mann.

L'ouverture à l'imprévu qu'induit le tournage en extérieurs accroît ainsi la texture visuelle et humaine de Miami Vice. Le film a été intégralement tourné dans des décors authentiques, où protagonistes et figurants évoluent à maintes reprises parmi une foule réelle. Une partie du film se déroule à Ciudad Del Este, "une zone à la frontière du Paraguay, du Brésil et de l'Argentine, unique au monde, très cosmopolite, où le commerce est libre, les prix non réglementés et où tout et n'importe quoi se vend", décrit Mann. Le soir, tout le monde jette par les fenêtres les emballages en polystyrène des marchandises. Le film n'explicite jamais ces détails mais le travail, souvent non perçu, que consacrent Mann et son équipe à la recherche de lieux extraordinaires accroît grandement la vérité et l'intensité du film.

UNE VIOLENCE SECHE

Pour Collateral, Tom Cruise avait appris à tuer au pistolet, au couteau et à mains nues. A l'écran, ses gestes effroyablement secs, précis, brutaux et professionnels bâtissaient le personnage de Vincent avec une saisissante crédibilité. De la même manière, les acteurs principaux de Miami Vice ont subi un entraînement de trois mois qui leur a enseigné comment manier une arme ou réagir lors d'une transaction entre dealers... Mann aborde avec une rigueur semblable les éclairs de violence qui parsèment le film. Lors d'une scène où des flics infiltrés sont découverts par la pègre et littéralement déchiquetés dans leur voiture par des tireurs d'élite, il place la caméra sur les sièges arrière et suggère, en deux plans terrifiants, les dégâts inconcevables générés par les balles de calibre 50. Au début du film, quand un informateur se suicide sous les roues d'un camion après avoir appris l'assassinat de sa famille entière, un plan très furtif accompagné d'un bruit sourd montre une traînée rouge derrière le véhicule qui s’éloigne. Très rapide, la scène laisse choqués et incrédules les deux héros autant que le spectateur. Jamais gratuits, ces quelques jaillissements de violence servent totalement la dramaturgie et dépeignent un univers où "les circonstances sont fatales", conclut Mann dans le DVD. "Je veux vous les faire vivre. Je veux que le public se mette dans la peau du personnage de Colin Farrell à chaque instant".

samedi 18 août 2007

JEU VIDEO : EDGE HORS-SERIE, THE 100 BEST VIDEOGAMES



Quel bel objet ! Cet énorme hors-série de Edge - le meilleur magazine de jeu vidéo du monde, et le plus respecté par le milieu - contient des textes présentant les "100 meilleurs jeux" désignés par les lecteurs, la rédaction et des professionnels (sont également inclus les précédents top 100 établis en 2000 et 2003 par Edge, le deuxième étant classé par genres selon une typologie précise, réfléchie et très stimulante). Le choix des jeux, bien sûr, est éminemment contestable. Mais qu'importe : la superbe iconographie (pixel-art, dessins, captures d'écran, montages...) et les articles d'un haut niveau global font de ce hors-série de 250 pages l'une des plus longues et flamboyantes déclarations d'amour au jeu vidéo que je connaisse. Quel plaisir de lire des textes aussi passionnés, analytiques, travaillés, bien écrits, informatifs et intelligents ! Edge est l'un des rares magazines à prendre au sérieux la critique de jeu vidéo, à expliquer de manière aussi éloquente la singularité et le pouvoir d'évocation extraordinaire des chefs-d'oeuvre du media. Aux sceptiques, je recommande la lecture de cette jolie critique de quatre pages de Super Mario World, issue du hors-série : partie 1, partie 2. Les autres pourront commander le volume ici.

SERIE : THE SARAH CONNOR CHRONICLES

Depuis quelques semaines, l'épisode pilote de la série de SF la plus attendue de 2008 est visible sur le Net : The Sarah Connor Chronicles n'est rien moins qu'une suite télévisuelle et alternative de l'immense Terminator 2. Alternative car l'histoire de l'excellent troisième épisode n'est pas prise en compte -et heureusement : dans T3, Sarah Connor est morte d'une leucémie, le jugement dernier est présenté comme inévitable et le nouvel enjeu, à la fin du film, n'est plus d'empêcher mais simplement de gagner la guerre contre les machines. Difficile d'écrire une série avec une conclusion aussi sombre et fermée.

Réalisé par David Nutter (un vétéran de X-Files, entre autres) et scénarisé par Josh Friedman (La Guerre des mondes de Spielberg, le Dahlia Noir de De Palma), ce pilote de 50 minutes s'ouvre sur un plan très Terminator : une route qui défile pendant que Sarah (jouée par Lena Headey, la superbe reine de 300) parle solennellement en voix off...
"Certains pensent qu'un enfant, dans le ventre de sa mère, partage ses rêves, son amour pour lui, ses espoirs pour son avenir. Est-ce que ça lui est conté en images pendant qu'il dort en elle ? Est-ce pour cela qu'il la cherche en ce premier instant, et pleure pour qu'elle le caresse ? Mais si vous saviez depuis qu'il était en vous ce que la vie lui réserve ? Qu'il serait pourchassé. Que son destin serait lié à celui de millions de gens. Que chaque moment de votre vie serait consacré à sa survie. Comprendrait-il pourquoi vous êtes si dure ? Pourquoi vous êtes si sévère ? Irait-il toujours vers vous si le seul rêve partagé avec lui était un cauchemar ?"
Percutant, ce monologue intérieur de Sarah résume la saga, donne le ton de la série (pas de doute : c'est du Terminator), esquisse ses enjeux et amène naturellement à une scène de cauchemar, très bien fichue, qui se conclue sur le meurtre de John par un Terminator, sur l'apocalypse nucléaire (voir la photo made in Blog l'éponge) puis sur un plan du robot tueur face caméra, tenant Sarah par la gorge. La suite du pilote déroule, avec beaucoup de talent et de moyens, quoique trop mécaniquement, des scènes, dialogues et situations déjà vues dans les trois films. Peu de nouveautés, donc, mais des pistes scénaristiques intéressantes, proches de T3, que le format série permettra d'explorer en profondeur : comment John ado grandit-il ? Comment devient-il LE John Connor ? Quelle vie mènent Sarah et John au quotidien ? Qui a perpétué le projet Skynet et comment le détruire ? Les Terminator sont-ils capables d'émotions humaines et complexes ? (un plan sur le Terminator protecteur semblant troublé par l'hostilité de Sarah paraît suggérer ce thème, qui avait partiellement gâché T2 mais dont on peut espérer qu'il soit abordé ici avec moins de miévrerie et de ridicule)

Bien que trop peu original, ce pilote rassure : le scénario enchaîne action et scènes intimistes avec un sens du rythme typique des Terminator, la réalisation, même si sans génie, s'avère très lisible et efficace, les effets spéciaux sont extrêmement réussis (impressionnante scène où un Terminator arrache brutalement chaque élément d'une grande porte blindée, avec une sensation de force, de masse très bien restituée), et les acteurs sont impeccables : Lena Headey incarne Sarah avec toute la dureté et la sensibilité qu'exigent le rôle, et Thomas Dekker (Heroes) interprète un John Connor très convaincant, épuisé et désorienté par sa vie de fugitif. On attend désormais avec impatience la suite de la série, qui devra composer avec un budget évidemment moindre que le pilote, et imposer sa propre lecture de la mythologie Terminator. Diffusion début 2008 aux Etats-Unis.

A noter que la version du pilote disponible sur le Net ne sera jamais diffusée : suite à la fusillade de Virginia Tech, des scènes décisives, où John est attaqué en plein cours par son professeur remplaçant qui s'avère être un Terminator, seront supprimées ou modifiées...

samedi 4 août 2007

CINE : RATATOUILLE



Pourquoi Ratatuetouille ?

- parce que le grand Brad Bird (Les Simpson, Le géant de fer, Les Indestructibles) réalise

- parce que le scénar est conçu comme une montre suisse (du pur Pixar)

- parce que c'est à crever de bonheur tellement c'est parfaitement rythmé

- parce que le sous-texte est intéressant : le héros est un rat, créature redoutée et rejetée, métaphore des minorités, des opprimés, des immigrés... En quittant son milieu social, il se retrouve coincé entre un nouveau statut qu'il n'arrive pas à faire reconnaître et des origines pauvres qu'il est tenté de renier, non sans culpabilité... Bourdieu aurait apprécié !

- parce que le film sait rendre convaincantes et drôles les idées les plus improbables sur papier - qui d'autre que Bird pourrait nous faire croire à un rat qui dirige précisément les gestes d'un apprenti cuisinier en lui tirant les cheveux, caché sous sa toge ?

- parce que la mise en scène est virtuose : pendant une dizaine de minutes, au début du film, des travellings incroyables suivent le héros, emporté à travers les canalisations par les eaux des égoûts, parcourant des plafonds d'appartements sous lesquels des tranches de vie se dévoilent, échappant à mille dangers dans un restaurant, découvrant les toits de Paris qui se déploient soudainement devant lui... Le héros court continuellement d'un endroit à un autre, les lieux et événements s'enchaînent, et cette fluidité jubilatoire, ce torrent de maestria happent irrésistiblement le spectateur. Comme si Brad Bird avait filmé la fusion ultime entre les meilleurs jeux de plate-forme et d'aventure, et les manèges les plus spectaculaires et narratifs.

- parce que c'est beau à en mourir. Le réalisme chatoyant des éclairages, des matières, des couleurs, les effets de mise au point... On est presque tenté de tendre les bras en espérant toucher l'univers du film.

Qui n'aime pas Ratatouille a donc un petit coeur froid, sec et rabougri.

mardi 31 juillet 2007

LIVRE : LA HORDE DU CONTREVENT

Rares sont les quatrièmes de couverture éloquentes. C'est pourtant le cas de celle de La Horde du Contrevent, un grand livre (récemment réédité en poche chez Folio) aux idées et au style fracassants :
"Un groupe d'élite, formé dès l'enfance à faire face, part des confins d'une terre féroce, saignée de rafales, pour aller chercher l'origine du vent. Ils sont vingt-trois, un bloc, un nœud de courage : la Horde. Ils sont pilier, ailier, traceur, aéromaître et géomaître, feuleuse et sourcière, troubadour et scribe. Ils traversent leur monde debout, à pied, en quête d'un Extrême-Amont qui fuit devant eux comme un horizon fou. Expérience de lecture unique, La Horde du Contrevent est un livre-univers qui fond d'un même feu l'aventure et la poésie des parcours, le combat nu et la quête d'un sens profond du vivant qui unirait le mouvement et le lien. Chaque mot résonne, claque, fuse : Alain Damasio joue de sa plume comme d'un pinceau, d'une caméra ou d'une arme… Chef-d'œuvre porté par un bouche-à-oreille rare, le roman a été logiquement récompensé par le Grand Prix de l'Imaginaire".
Damasio travaille obsessionnellement chaque phrase (lire la genèse d'un paragraphe) jusqu'à parvenir à incarner son récit et ses thèmes, à "jeter des ponts sensuels vers l’expérience du lecteur" (selon ses propres mots). Ses expérimentations ne sont jamais gratuites : la pagination inversée (qui va de 699 à 0) traduit la progression des personnages vers l'Extrême Amont, un langage fondé sur la ponctuation transcrit les différentes formes du vent, un récit à 23 voix communique les points de vue des personnages et les liens qui les unissent (chaque membre de la Horde est représenté par un symbole qui ouvre les paragraphes où il assume le rôle du narrateur)... Même lorsque Damasio exprime (trop ?) explicitement son engagement à l'extrême gauche et son amour pour la philosophie de Deleuze, il reste implacable et ne perd jamais de vue l'efficacité dramatique.
"A chaque dimension de la vitesse correspond une lenteur ou une fixité propre. A la rapidité s'oppose la pesanteur ; au mouvement s'oppose la répétition ; au vif s'oppose le continu. D'une certaine façon, être vivant ne s'atteint que par ce triple combat : contre les forces de gravité en nous -la paresse, la fatigue, la quête du repos ; contre l'instinct de répétition -le déjà-fait, le connu, le sécurisant ; et enfin contre les séductions du continu -tous les développements durables, les réformismes ou ce goût très fréole de la variation plaisante, du pianotement des écarts autour d'une mélodie amusante.
- Qu'est-ce qui se passera si Erg est battu ? osais-je (sur un hoquet).
- Silène est un fragment de la Poursuite. La Poursuite dit que quiconque tue le combattant - protecteur en combat loyal gagne aussi le droit d'abattre toute sa horde, sauf le Traceur.
- Ca veut dire quoi Leordoan, concrètement ?
- Que si Erg perd, vous êtes morts".
Dans ce qui est sûrement le passage du livre le plus en prise avec l'actualité, Damasio anticipe même de quelques années (La Horde est sorti en 2004) la stratégie de campagne de Nicolas Sarkozy (par ailleurs excellemment analysée par un long texte de la journaliste Mona Chollet), déjà employée par les conservateurs américains : monter les opprimés les uns contre les autres en distinguant les "bons" et les "mauvais" pauvres, et en leur faisant croire qu'eux aussi pourront partir un jour en vacances en yacht avec Bolloré s'ils se donnent suffisamment de mal.
"- Comment font-ils, ceux qui sassent à l'ombre des tours toute la journée ? s'indigne Coriolis.
J'eus envie de lui répondre sur le fond :
- Ils regardent les palais perchés là-haut et ils rêvent d'un vélivélo, voilà comment ils font ! Un seul racleur qui réussit suffit à faire croire aux autres qu'ils ont tous leur chance. L'exploitation inepte qu'ils subissent tient parce qu'ils envient ceux qui les exploitent. Les voir flotter là-haut ne les révolte pas : ça les fait rêver ! Et le pire est qu'on leur fait croire que seul l'effort et le mérite les feront dépasser cinquante mètres d'altitude ! Alors ils filtrent, et ils tamisent, et ils raclent le lit du fleuve jusqu'à atteindre ce sentiment de mériter... Mais quand ils l'atteignent, ils comprennent que personne, nulle part, ne peut juger de leur effort, qu'aucun acheteur ne reconnaît la valeur de ce qu'ils font. Qu'il n'y a pas de juge suprême des mérites, juste des marchands qui paient une matière première et qui la revendent quatre-vingt mètres plus haut le double de ce qu'ils l'ont payée. Ici, on les appelle les "monteurs d'escaliers". Alors le racleur prend la rage. Sauf que la rage, quand elle ne peut exploser, ou transformer ce qui la cause, finit par imploser ! Elle se retourne en rancoeur, elle s'introjecte en haine de soi et des autres, en cynisme triste, elle se distille en mesquineries fielleuses, elle se déverse par saccades sur les plus proches : la femme, les amis, les gosses...".
On ne peut évidemment réduire le livre à ses saillies politiques. La Horde du Contrevent déploie un univers d'une richesse folle, qui évoque par moments la veine épique de Miyazaki (les pouvoirs des Chrones rappellent ceux du Dieu-Cerf de Princesse Mononoké). Le lecteur parcourt avidement ces 700 pages incandescentes, impatient de découvrir ce que cache l'Extrême Amont. La réponse est simple, et fait résonner avec force l'idée qu'il faut se battre. Malgré la mort. Malgré la puissance inouïe des vents contraires. Et aussi lointaines ou incertaines que semblent être les conséquences de nos actes.

dimanche 6 mai 2007

CINE : SPIDER-MAN 3


Si Spider-Man 3 est à mon sens le meilleur de la série, c'est parce qu'il renoue avec les enjeux de l'original, les enrichit et les déploie dans une mise en scène placée sous le signe du mouvement. Le scénario se fonde certes sur une énorme quantité de coïncidences mais c'est nécessaire pour un film d'une telle densité narrative. L'histoire, très riche en conflits (cinq personnages importants dont les relations varient sans cesse), donne lieu à de grands moments de cinéma. Spider-Man 3 se mue en comédie musicale jubilatoire lorsque Parker, en bad guy déchaîné, possédé par le costume, traverse bars et rues en dansant, accostant chaque fille sur son passage. Le premier combat entre Peter et Harry émeut par ses enjeux autant que par sa "vérité" physique – ici, les chutes et les coups font mal, ils ont le poids du réel. Mais le film atteint des sommets avec la mort puis la renaissance de Flint Marko / L'homme-sable, sûrement l'une des plus belles séquences à effets spéciaux jamais vues dans un blockbuster. Chaque geste de l'être minéral qui prend vie sous nos yeux possède une signification dramatique. En un seul plan, long et bouleversant, Sam Raimi montre les grains de sable qui frémissent et se réunissent, la faiblesse de l'entité qui émerge, sa souffrance, sa difficulté à s'agréger pour reprendre une forme humaine, sa maîtrise progressive de son nouveau corps, puis sa détermination à sauver sa fille... Un tour de force artistique et technique, sublime à en pleurer. Malgré la morale très lourde assénée à répétition et une conclusion insupportablement larmoyante, difficile de ne pas s'incliner devant un tel sens de la chorégraphie, une telle compréhension des ressources du cinéma en tant qu'art de l'image en mouvement.

mercredi 4 avril 2007

UNE CITATION

"La fiction est surtout un moyen de digérer et d'absorber les événements de nos vies. Ecrire est une manière de se connecter aux autres et, j'espère, de faire émerger les problèmes irrésolus qu'ils ne peuvent exprimer et assimiler".

- Chuck Palahniuk, écrivain, dans le n°19 de Chronic'art

CINE : LES CONTES DE TERREMER



Premier film d'heroic fantasy pure du studio Ghibli, Les Contes de Terremer, inspiré de l'oeuvre d'Ursula K. Le Guin, est aussi le premier film de Miyazaki fils. Si le scénario est archiclassique et certains dialogues pseudo-métaphysiques, ridicules, le film transcende ce matériau et dénote une forte singularité. Ténébreux, puissamment mystérieux (le parricide introductif ou la nature des dragons ne sont jamais totalement expliqués, par exemple), ces Contes de Terremer sont portés par une mise en scène et un rythme inhabituellement contemplatifs - bien davantage que les films de Miyazaki père ! Quand on sait que Goro Miyazaki a d'abord été architecte paysager avant de venir à la réalisation, on comprend mieux pourquoi il a choisi de suivre longuement les déambulations de ses personnages dans des plaines immenses, des villes colorées et de grands châteaux. Evidemment, Les Contes de Terremer n'est pas pour autant un "film de marcheurs" comme Gerry. La dramaturgie n'est pas abandonnée. Simplement, le film nous donne le temps de nous imprégner profondément de son univers et de ses images souvent fulgurantes. Cette lenteur, cette grâce procurent un sentiment rare : celui de traverser véritablement, presque physiquement, un monde fictif qui respire.

jeudi 22 mars 2007

CINE : LES TEMOINS



"Le plus effroyable de tous les maux, la mort, n’est rien pour nous, puisque tant que nous vivons, la mort n’existe pas. Et lorsque la mort est là, alors, nous ne sommes plus". Ce raisonnement célèbre et implacable d'Epicure n'y change rien : j'ai peur de la mort. Et certains jours plus que d'autres. Aujourd'hui par exemple. Alors je suis allé voir Les Témoins comme on prend un médicament. Et je dis merci au Docteur Téchiné : son film, superbe, démontre la force du cinéma (et de l'art en général) lorsqu'il parvient à véritablement incarner son propos, à le faire ressentir au spectateur avec des moyens formels qui lui sont propres - en l'occurence, ceux de la narration par l'image, le mouvement et le son.

Les Témoins suit un groupe de personnages qui rencontrent un jeune éphèbe fonceur et homosexuel dans la France des années 80. Il fera partie des premières victimes du sida. Sa mort produira un électrochoc dans son entourage. Etonnamment lumineux, le film emporte le spectateur, alors que son sujet pesant aurait pu produire exactement l'effet inverse. Pour mettre en scène cette histoire qui aurait aussi bien pu s'appeler La vie est un miracle - comme le film de Kusturica -, Téchiné adopte un style d'une éblouissante pertinence : une caméra très nerveuse et fluide, une écriture dense, un montage extrêmement sec où les scènes, souvent très brèves, s'enchaînent sans jamais s'attarder sur les peines des personnages, des acteurs géniaux qui semblent courir dans le champ, une musique qui évoque davantage un thriller qu'un drame... Cette rapidité, cette énergie impressionnantes annihilent tout pathos. Pour moi, sans aucun doute le plus beau film de ce début d'année.

UNE CITATION

"Il faut avoir ce que Fassbinder décrivait en deux mots : une utopie personnelle. On ne peut pas vivre sans ça, car c'est ce qui vous fait passer tout le reste ! Comme les Grecs anciens, il faut avoir une idée esthétique de la vie. Une philosophie".

- Floc'h, écrivain et dessinateur, dans Les Inrocks n°497, juin 2005.

lundi 19 mars 2007

CINE : ANGEL



Le dernier François Ozon est une drôle d'expérience de cinéma. Parmi les films que j'ai beaucoup aimés, Angel est peut-être le seul à n'avoir suscité chez moi aucune émotion liée aux enjeux narratifs et à l'identification aux personnages. Pas un seul instant je ne me suis vraiment senti concerné par ce qui arrive au personnage d'Angel (inspiré d'une romancière réelle), une jeune et iiiinsupportable "prodige" de l'écriture qui parvient à faire éditer ses livres et rencontre un succès foudroyant dans l'Angleterre du début du XXème siècle.

Là où le film m'a sidéré, c'est par sa capacité à transcrire, à la faveur d'une mise en scène ultra cohérente, calculée et maîtrisée, la vision du monde de son héroïne qui cherche constamment à magnifier sa vie en la réécrivant. Chaque élément oscille constamment entre le premier degré absolu d'un mélodrame classique hollywoodien, et une ironie, un surjeu, une facticité extrêmes qui s'approchent de la parodie sans jamais y tomber tout à fait. Comme son héroïne, le film semble conscient de la fausseté de ce qu'il raconte, tout en y croyant totalement. Dans la scène centrale du film, exemple parfait de cet équilibre permanent et signifiant entre sublime et ridicule, Angel demande l'homme qu'elle aime en mariage : à cet exact moment, alors que l'homme paraît résister et que l'on devine clairement les enjeux les plus noirs du reste du film (incompréhension, trahison...), un orage éclate - rires dans la salle -, puis l'homme accepte la demande, la pluie cesse et un superbe plan en mouvement dessine une légère contre-plongée pour saisir le couple pendant qu'il s'embrasse devant l'arc-en-ciel qui vient de se former.

Difficile de décrire précisément le vertige et la fascination que m'a souvent procuré ce film paradoxe. Message aux amoureux de comparaisons improbables : Angel est un froid croisement entre le néoclassicisme de Titanic et la réflexivité de Metal Gear Solid 2.

IDEES : DES LEGUMES CITOYENS



J'ai enfin trouvé le moyen de me remplir la panse intelligemment en ayant le sentiment d'aider modestement la société : les Jardins de Cocagne, ou plutôt leur partenaire Les Paniers du Val de Loire. Créée en 1991, l'association Les Jardins de Cocagne emploie des personnes en difficulté d'insertion qui produisent des fruits et légumes selon les règles de l'agriculture biologique, ensuite vendus et livrés à domicile chaque semaine pour 12 euros le panier (pour 3 ou 4 personnes). Depuis, un réseau de 75 jardins s'est constitué dans toute la France.

A Paris, la seule manière de contribuer à soutenir les Jardins de Cocagne est de s'inscrire aux Paniers du Val de Loire, qui comptent parmi leurs producteurs trois jardins de Cocagne. Pour s'abonner, c'est simple : il suffit de choisir un point de dépôt, où le panier nous attendra chaque mercredi ou vendredi, et d'envoyer un chèque d'environ 80 euros, qui donne droit à une offre d'essai de six semaines suite à laquelle on peut s'engager pour l'année.

Je suis allé chercher mon premier panier mercredi dernier dans les locaux d'une asso à une dizaine de minutes à pieds de chez moi, et le misérable consommateur de fruits et légumes que j'étais vit cette expérience comme une authentique révolution culinaire. A moi les odeurs entremêlées des carottes, poireaux, oignons, radis noirs et pommes réunis dans leur grand sac en papier (dont le contenu change chaque semaine), à moi le pschiiiiit de la cocotte-minute qui tourne toute la journée, à moi l'utile petit prospectus d'informations citoyennes et de recettes joint au panier, à moi la surpuissance physique, à moi la bonne conscience ! Bref, à moins d'être un infâme individualiste contempteur des fruits et légumes, comme mon ami Darth Burger, vous n'avez aucune excuse de ne pas céder à cette façon si délicieuse de changer le monde (hem).

"HA VIVIVI, JE SUIS UN BON CITOYEN...", se dit-il en avalant un beau poireau couvert d'huile d'olive et de sel, l'air fier et l'haleine potagère.

mardi 13 mars 2007

UNE CITATION

- Jaoui : "Le fléau de la famille, comme du couple, comme de la télé...
- Bacri : ... comme de la relation humaine, c'est la familiarité !
- Jaoui : Quand tu connais quelqu'un, tu le circonscris, tu l'étiquettes.
- Bacri : Imaginons. Je vais te voir quatre - cinq fois et je vais finir par te dire "Non mais toi, forcément...". Rien que ça, c'est familier. "Non mais toi...", ça veut dire "Je sais qui tu es". La familiarité, c'est ne plus considérer, et ça guette n'importe qui. A la télévision, on ne te montre que ça, c'est une mode, une obligation pour un animateur d'être familier. La familiarité, ça réduit. "Je t'ai compris, tu me fatigues, je te connais par coeur". Avec l'habitude, on finit par ne plus voir que l'écorce de quelqu'un. Le respect, c'est une distance. Moi je mets de la distance avec les gens, mais j'en mets par amour. Et je veux qu'ils en mettent par amour pour moi. Je veux qu'ils m'écoutent. Sinon, c'est plus mes amis. Et qui dit "écoute" dit "remise en question". Tu ne peux jamais t'asseoir sur une conviction. De la même façon, tu dois t'écouter toi-même : si tu t'entends braire pour la huitième fois la même chose, tu peux soit braire une neuvième fois, soit te remettre en question. Peut-être qu'alors il n'y aura jamais de neuvième fois. Parce que tu te seras remis en question. Et tu auras changé. La pièce [Un air de famille], c'est ça".

- Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, dans le n°236 de Première - Novembre 96 (haaaa 96... Mario 64, Resident Evil, Seven, l'album Holy Land d'Angra...)

samedi 3 février 2007

JEU VIDEO : POURQUOI JOUE-T-ON ?


Pourquoi joue-t-on ? Pourquoi ai-je ça dans le sang ? Pourquoi suis-je capable de passer sept heures d’affilée devant le dernier épisode de Zelda, Halo ou Final Fantasy ? Ces questions, je sais y répondre depuis longtemps - confusément du moins. Mais soyons précis. Dans leur livre "L’univers des jeux vidéo", Alain et Frédéric Le Diberder définissent ainsi les cinq plaisirs du jeu vidéo : compétition, accomplissement, maîtrise d'un système, plaisir du récit, spectacle.

De mon côté, je joue pour stimuler mes sens et mon intellect d'une manière absolument unique, propre aux jeux vidéo : une sorte de croisement entre la performance sportive (une exigence de rapidité et de précision, une forme de pensée dans le feu de l'action, une sollicitation de la mémoire musculaire qui évoquent la pratique du tennis, des échecs, du tir à l’arc...), le cinéma (la narration par l’image, la volupté visuelle et sonore, la puissance d’immersion...) et l'installation (la déambulation dans des espaces en 3D, les lieux qui racontent des histoires).

Je joue pour connaître le flow state - un état second, très familier des musiciens, sportifs ou acteurs, grâce auquel l’individu s’oublie, se dissout entièrement dans ce qu’il fait.

Je joue pour sentir un rapport dynamique, dramatique, intense, quasi tactile, à un monde fictif cohérent créé par d'autres.

Je joue pour goûter à des "tranches de gâteaux", pas à des tranches de vie (pour paraphraser Hitchcock, qui parlait en ces termes de l’écriture cinématographique).

Je joue pour assister à l’évolution d’un nouvel art aux potentialités encore largement inexplorées.

Je joue afin d'analyser et de communiquer mon enthousiasme pour des œuvres et des créateurs qui méritent la même reconnaissance que les grands films et cinéastes.

Je joue parce que je suis convaincu que le jeu vidéo peut exprimer, avec des moyens qui lui sont spécifiques, toutes les émotions, tous les thèmes, tous les discours imaginables.

Je joue pour traquer des idées fortes et originales (de conception, d’interface, de mise en scène, d’écriture, de sound design…), à même de démontrer que les grands auteurs de jeu vidéo réfléchissent à leur art et tentent de le faire avancer.

Je joue pour nourrir des articles - et ainsi gagner de l’argent.

Je joue peut-être également, sans en avoir toujours conscience, pour vaincre la peur de la mort et me soustraire au travail.

Évidemment, je joue aussi, et peut-être surtout, pour m’éclater comme un gosse, seul ou à plusieurs, hors ligne ou en ligne, le sourire aux lèvres, les yeux pleins d’émerveillement et d’excitation, le bout de langue qui dépasse dans un rictus concentré.

Je joue et je ne m’arrêterai jamais. Je croise parfois des gens qui ne le comprennent pas. Ils considèrent le jeu vidéo comme un passe-temps d’adolescent qui, forcément, « passera à autre chose ». Cet extrait d’une belle chronique d’Olivier Séguret, parue dans le numéro 4 du défunt magazine Gaming, auquel je participais, s’adresse à eux :
A des journalistes matérialistes qui cherchaient à mesurer ce que le jeu vidéo pouvait apporter, sur un plan personnel, aux adultes, je n’ai trouvé, dans le désarroi, que cette citation du dernier Godard, Éloge de l’amour : « L’enfance et la vieillesse sont les deux seules vraies étapes de la vie ; l’âge adulte, ça n’existe pas ». Avec le jeu vidéo, il paraît au fond possible à l’adulte que je m’étonne encore être devenu, de tendre vers la sagesse désirée du vieil et grand écrivain oisif sans lâcher la main de l’enfant contemplatif qui m’a tout appris. La position est plus poétique que politique mais elle est tenable. Au passage, toutes les récriminations en provenance du monde « adulte » s’en trouvent relativisées. L’enfant voit dans le jeu de la magie, le vieux sage devrait y voir de l’art, l’adulte se rassure ou s’effraie en y voyant de la virtualité. Il n’a vraiment rien compris.

mercredi 17 janvier 2007

CINE : LES CLIMATS



Les Climats raconte une rupture et une tentative de réconciliation entre deux personnages, au centre de lieux, de saisons, de paysages qui traduisent subtilement leurs états d'âme. Le réalisateur Nuri Bilge Ceylan, qui fait quasiment tout sur ses films, possède une science du cadre absolument extraordinaire, qu'il sait mettre au service de ses scénarii. Comme dans le Miami Vice de Michael Mann, l'utilisation d'une caméra numérique très haute définition procure une sensation d'hyperréalisme si particulière et pénétrante qu'elle côtoie parfois le fantastique. Le problème, c'est que l'extrême lenteur du film dilue considérablement la tension sourde et bouleversante qui perçait si bien dans la sublime bande-annonce, petit chef-d'oeuvre sans dialogues de deux minutes qui pourrait se suffire à lui-même.

Les séquences étirées, les personnages opaques, les non-dits, les scénarii minimalistes peuvent pourtant bouleverser lorqu'un metteur en scène virtuose est aux commandes. Mais dans un registre formel proche, expérimental, contemplatif, moderne en somme, le Gerry de Gus Van Sant (dont l'histoire se résume à "deux gars dans un désert"), ou le Profession Reporter d'Antonioni (où Nicholson usurpe l'identité d'un autre pour fuir sa vie) s'avèrent plus hypnotiques et resserrés. C'est la première fois depuis des lustres que je me suis fermement décidé à voir un film sur la seule foi de sa bande-annonce (même si les critiques sont dithyrambiques), et je suis déçu. Peut-être le DVD, en m'autorisant à regarder le film par morceaux, me permettra-t-il de mieux m'imprégner de ses très longs plans et de sa mélancolie obsédante...

LIVRE : GLISSEMENT DE TEMPS SUR MARS, CRONENBERG ET LA REALITE...

Enfin réédité chez Pocket en décembre 2006 après une dizaine d'années d'indisponibilité, le méconnu "Glissement de temps sur Mars", du grand Philip K. Dick (dont l'oeuvre considérable a inspiré, directement ou indirectement, des films comme Blade Runner, A Scanner Darkly, Minority Report ou Ouvre les yeux), est probablement mon livre préféré de cet auteur - Dick lui-même le considère comme un livre important à ses yeux. Riche et acéré, le roman entier se fonde sur une multiplicité de points de vue qui s'entrecroisent, notamment ceux de deux personnages schizophrènes : Jack Bohlen, le héros, et Manfred Steiner, un enfant enfermé dans sa perception morbide d'un futur décomposé (ce qui donne lieu aux descriptions les plus saisissantes du bouquin). Cette narration complexe, loin d'être gratuite, permet d'explorer profondément des thèmes centraux chez Dick : l'incommunicabilité, le caractère relatif et insaisissable de la réalité et de l'identité, la mort... Dans la postface, qui analyse finement la période "martienne" de Philip K. Dick, une citation de l'auteur résume quelques-unes de ses obsessions :

"J'ai le sentiment profond qu'à un certain degré il y a presque autant d'univers qu'il y a de gens, que chaque individu vit en quelque sorte dans un univers de sa propre création. Les difficultés apparaissent quand une tentative de communication s'établit entre plusieurs personnes, si leurs visions du monde sont trop différentes, la communication est illusoire"
Une très belle, longue et passionnante interview du cinéaste David Cronenberg par Gérard Delorme, parue en mai 1999 dans Première à l'occasion de la sortie d'eXistenZ, développe des idées connexes. En voici quelques extraits :

"Un cinéaste -et a fortiori un artiste- en vient toujours à créer sa propre version de la réalité, qui peut lui paraître plus intense et plus réelle que ce que la plupart des gens considèrent comme la réalité. D'un point de vue philosophique, je crois sincèrement que toute réalité est virtuelle. Si on pouvait vraiment se mettre dans la tête de quelqu'un d'autre, on serait très choqué de réaliser à quel point chaque chose est perçue différemment. Ca serait comme le plus bizarre des voyages provoqués par la drogue".

"Pour communiquer, nous avons besoin d'un langage consensuel et absolu. Or, c'est impossible parce qu'en même temps, le langage doit être organique et s'adapter aux circonstances qui, elles mêmes, changent constamment. Le langage est donc paradoxal. L'art encore plus. Par sa nature même, l'art n'est pas précis. C'est justement une partie de son pouvoir d'être suggestif, allusif et ambigu".


"Ce ne sont pas tant les drogues qui m'intéressent que les moyens par lesquels nous cherchons à altérer ce que nous considérons comme la réalité de base. Ainsi, nous mesurons à quel point la réalité est une invention, une convention plutôt qu'un absolu. La première fois que quelqu'un prend de l'acide, il se rend compte que les couleurs, les odeurs, les formes sont différentes à un point qu'il ne pouvait soupçonner auparavant. Pour Fellini, ça a été une révélation. Il s'est rendu compte que sa vision catholique de la réalité n'était pas la seule option possible. Pour certains, le révélateur vient de l'art. Pour d'autres, c'est la lecture de William Burroughs".