jeudi 28 février 2008

CINE : MAMORU OSHII PARLE

The Sky Crawlers, le nouveau film du cinéaste Mamoru Oshii (Patlabor, Ghost in the Shell, L'oeuf de l'ange...) sort au Japon en août. A cette occasion, Les Cahiers du Cinéma ont mené de longs entretiens en douze parties avec le réalisateur, ainsi qu'avec son directeur d'animation et character designer Tetsuya Nishio. Oshii s'y exprime comme jamais sur son processus de création et sur les spécificités de sa mise en scène, toute en suspension, en mystère et en contrastes (rares jaillissements de violence et de musique incantatoire, accélérations soudaines et brèves de l'action et du découpage...). En voici quelques extraits passionnants, mêlant James Cameron, caméra "objective" et Truffaut :
"Tout naît du dessin, mais avant de créer le personnage il faut composer l’univers, le décor, et c’est ensuite seulement que je détermine les personnages dans leur environnement, leur âge, leur sexe, leur situation... Il me faut trouver la raison de leur présence. Alors que dans l’animation au Japon, on trouve d’abord un personnage autour duquel on crée un décor, une histoire. On rencontre très peu d’enfants et de jeunes femmes dans mon travail, c’est pourtant ce qui plait au public de l’anime en général. J’ai eu l’occasion d’en parler avec James Cameron, lui ne procède pas comme moi, il lui faut d’abord un personnage, puis un acteur qui pourra l’incarner, ensuite vient le scénario, puis le décor. Ça m’a beaucoup surpris car je pensais que Cameron était un cinéaste qui avait son propre univers, je ne m’imaginais pas que le personnage était pour lui le point de départ. C’est tout le contraire pour moi, il me faut du temps pour concevoir, penser la manière dont le personnage peut vivre dans un décor que j’ai créé".

"Je travaille sur la durée, l’échelle, j’aime les plans d’ensemble, les plans larges, et les plans séquences . Dans un film d’animation traditionnel on peut compter de 2000 à 3000 plans. Dans mes films on en compte en moyenne 600 ou 800. Je ne fais pas vraiment de surimpressions, ni de fondus. On trouve que mes films sont difficiles à comprendre parce que je ne veux ni me servir du montage ni des mouvements de caméra pour aider le spectateur, je ne veux pas le guider, l’attirer trop facilement vers une idée toute faite. Je ne dirige pas le spectateur , je veux qu’il réfléchisse. Mon style contient une dimension objective, et en cela mes films sont plus faciles à préparer, à construire. Chaque séquence se prête à diverses interprétations et analyses. Ce qui compte le plus pour moi cependant est le temps du film. Le temps réel m’intéresse, qu’on ressente objectivement le temps qui passe dans le récit, et comme vous le disiez à propos de Bato, sur les personnages. Par exemple, certains réalisateurs aiment contrôler, manipuler le temps avec un montage composé de plans courts et rapides, mais on doit pouvoir sentir le passage du temps dans mes films et c’est pour cela que je suis précis sur la taille des plans, leur durée. Je reste un peu à l’écart et c’est ce qui produit cette objectivité".

"Lorsque j’ai décidé que Skycrawlers devait être une histoire d’amour, La Femme d’à côté de Truffaut m’est tout de suite venu à l’esprit. Ce film m’apparaissait comme une œuvre honnête, et je ne sais pas si on tourne encore des films comme celui-ci en France aujourd’hui. Je vois bien que Besson marche encore et toujours et de ce point de vue la France et le Japon ne sont peut-être pas si éloignées. Je voulais faire quelque chose de sincère en animation, un genre qui n’a vraiment jamais raconté un tel récit. En animation, on retrouve plutôt des personnages qui tombent amoureux par hasard, en faisant autre chose, mais le film lui-même ne s’affiche pas comme une histoire d’amour. DansSkycrawlers , le récit amoureux est au cœur du film et je crois qu’on ne l’a jamais fait dans l’animation au Japon. D’ailleurs, je me demande si on peut arriver à montrer de telles émotions avec l’animation. DansLa Femme d’à côté , les personnages habitent une petite ville de province, la part intime, la taille du lieu rapproche les personnages, mais elle joue aussi contre eux, tout le monde les reconnaît. Je voulais aussi que le paysage, le cadre puisse jouer un rôle important. Comme vous le savez, je suis allé avec des membres de mon équipe en Irlande et en Pologne. L’Irlande pour sa nature, ses paysages, ses couleurs. La Pologne pour ses espaces, son architecture, le ton des casernes. Passion et tristesse".

dimanche 17 février 2008

CINE : JUNO



Trésor méconnu du ciné indé, Rushmore de Wes Anderson (98) est un film euphorisant. Sens du décalage (par rapport aux conventions du réel et du cinéma), idées délirantes de situations et de mise en scène (une spectaculaire pièce de théâtre sur la guerre), narration métronomique et gorgée de détails... Pour Max, son jeune héros-cancre-génie précoce, rien n'est impossible. Eh bien Juno est une sorte de mini-Rushmore au féminin (pas étonnant : la scénariste en est fan). L'héroïne, ultra mature, enceinte à 16 ans et qui décide de ne pas avorter pour donner le bébé à une famille adoptive "modèle", lâche mille saillies hilarantes à la seconde dans un script ciselé où abondent les références ciné et musique. Pur plaisir d'écriture et d'interprétation (rha, la voix grave, la gestuelle et le débit survoltés d'Ellen Page), Juno donne la pêche comme peu de films en sont capables. Dialogues choisis...

Juno: You're like... the coolest person I've ever met and you don't even have to try.
Paulie: I try really hard actually.

Leah: Woah check out baby big head. That thing is freaky looking.
Juno: Excuse me? I am a sacred vessel, alright? All you've got in your stomach is Taco Bell.

Mac MacGuff: Look, in my opinion the best thing you can do is find a person who loves you for exactly what you are. Good mood, bad mood, ugly, pretty, handsome, what-have-you. The right person is still going to think the sun shines out of your ass.
That's the kind of person that's worth sticking with.

PS : L'image est extraite du joli générique du film, dessiné à la main et dont la musique country ravira les écureuillettes à scaphandre.

CINE : NO COUNTRY FOR OLD MEN

Avec l'absurde The Big Lebowski et le très noir The Barber, No Country for Old Men est l'un des tous meilleurs films des frères Coen. Une poursuite sanglante portée par une mise en scène d'une précision et d'une élégance souveraines, qu'il s'agisse des majestueux plans introductifs sur les paysages américains, du découpage millimétré des scènes d'action (suspense jouissif de la scène de l'hôtel) ou de l'implacable économie de gestes du tueur (Terminator n'est pas loin). Traités avec une gravité assez inhabituelle chez les Coen, les thèmes qu'incarnent les personnages (la vie, la mort, le destin, ce genre de p'tits sujets) exigent plusieurs visions. Certains reprocheront au film un discours manquant de clarté ou de cohérence. L'auteur Greil Marcus en résume pourtant bien la teneur désabusée dans le n°42 de Chronic'art :
"No Country for Old Men en dit peut-être plus sur l'Amérique post-"US attacked" -dans le sens de "Tout est épuisé, tout est parti, il n'y a plus que des abrutis pour croire ce conte de fées qui voit dans les Etats-Unis un pays différent"- qu'aucun autre film ne peut le prétendre".
Si vous avez vu le film, vous pourrez en méditer ici les derniers instants, qui ont laissé perplexes de nombreux spectateurs : le rêve raconté par Tommy Lee Jones.
Loretta Bell: How'd you sleep?
Ed Tom Bell: I don't know. I had dreams.
Loretta Bell: Well you got time for 'em now. Anything interesting?
Ed Tom Bell: They always are to the party concerned.
Loretta Bell: Ed Tom? I'll be polite.
Ed Tom Bell: All right then. Two of 'em. Both had my father in 'em. It's peculiar. I'm older now than he ever was by twenty years. So, in a sense, he's the younger man. Anyway the first one I don't remember too well but it was about meeting him in town somewhere and he gave me some money. I think I lost it. The second one, it was like we were both back in the older times, and I was ahorseback, going through the mountains of a night, going through this pass in the mountains. It was cold and there was snow on the ground and he would rode past me and kept on going, never said nothing going by, just rode on past, and he had his blanket wrapped around him and his head down. When he rode past I seen he was carrying fire in a horn the way people used to do and I, I could see the horn from the light inside of it, about the color of the moon. And in the dream I knew that he was going on ahead, and he was fixing to make a fire somewhere out there in all that dark and all that cold... And I knew that whenever I got there he'd be there... Then I woke up.

CINE : CLOVERFIELD

Film de monstre, Cloverfield fonde son originalité sur son seul procédé de mise en scène et de narration. L'idée forte du film -que tout le monde doit connaître désormais-, c'est qu'il est entièrement tourné comme s'il s'agissait d'une vidéo amateur capturée sur le vif. Le procédé donne la nausée, mais immerge le spectateur dans l'action d'une manière assez inédite, qui évoque les images du 11-septembre, les meilleurs jeux d'action à la première personne, Le Projet Blair Witch ou, lointainement, les rares longs-métrages totalement filmés en vue subjective (la Dame du lac ou la Femme défendue). Le procédé donne également lieu à une jolie trouvaille narrative : le film est enregistré au-dessus d'une vidéo décrivant une journée de complicité entre les deux personnages principaux. Ainsi, des fragments de cette vidéo apparaissent parfois pendant Cloverfield -une façon intelligente d'intégrer des flashbacks tout en respectant le principe narratif du film. Expérience sacrément spectaculaire (pour un budget de 25 millions de dollars, là où la moyenne pour un film hollywoodien s'élève à 65), Cloverfield dévoile sa michante créature avec un sens de la progression absolument réjouissant. Le film ne fournissant aucune information sur l'origine de la chose, il y a largement assez de matière pour faire des suites. Mais le point de vue unique qu'adopte Cloverfield suffit à le rendre passionnant en lui-même.

CINE : SWEENEY TODD



Freaks, vengeance gore, cannibalisme, tragicomédie, Angleterre victorienne... Si violent, tordu et sans concessions qu'on se demande encore (et Tim Burton aussi) comment un studio a pu accepter de le financer, Sweeney Todd s'avère pourtant ruiné par sa mise en scène. A l'exception de quelques séquences de Sleepy Hollow, Burton n'a jamais été à l'aise avec l'action, le mouvement. La singularité du réalisateur réside dans ses univers et ses personnages, rarement dans la manière qu'il a de les montrer. Il est, en somme, davantage illustrateur que cinéaste. Un problème évident pour une comédie musicale comme Sweeney Todd. Et en effet, ici, les cadrages, la composition des plans, les chorégraphies... sont fades, faibles voire hideux. N'importe quel tâcheron hollywoodien aurait pu tourner le film, et personne ne s'en serait rendu compte. Sweeney Todd met un temps fou à déployer ne serait-ce qu'un léger souffle formel, et lorsqu'il y parvient, il s'arrête -sur l'un des plans les plus puissants de la carrière de Burton tout de même. Quel gâchis.

samedi 16 février 2008

BRIC A BRAC

Honfleur, Deauville, Rodès, Figeac, Bordeaux, Lille et Venise : depuis deux mois, l'Eponge s'est frottée un peu partout. Cliquez ici pour un p'tit bilan photographique. Où vous découvrirez que Venise n'est pas juste un Disneyland géant pour adultes, mais aussi un endroit où des vrais gens manifestent pour la fonction publique, et où certains chemins de traverse mènent à des images comme celle de gauche... Sinon, vous aurez noté une actualisation des liens sur la droite de la page, ainsi que des modifications sur la quasi totalité des posts écrits depuis la création du blog. L'Eponge reprendra ses activités habituelles en mars, quand la mer sera plus calme et l'eau plus claire. En attendant, regardez donc cet article fait maison sur l'Orange Box (une maîtrise inouïe du langage visuel et narratif des jeux vidéo), cette critique de Blacksite (le premier jeu grand public politiquement engagé, certes à moitié loupé mais important), cette interview passionnante d'Alain Damasio (auteur du fracassant roman la Horde du Contrevent, déjà évoqué sur ce blog), cette preview de la nouvelle série de courts-métrages animés Batman supervisés par Bruce Timm, et enfin cet entretien avec le philosophe Alain Badiou dont le dernier livre, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, est un essai lumineux et d'une grande hauteur de vue sur la duperie du vote, le "transcendental pétainiste" de la France, l'histoire et l'avenir de l"'hypothèse communiste"... Minuscule extrait du livre, absolument pas représentatif de la portée de sa réflexion, mais suffisamment percutant pour susciter, je pense, la curiosité :
"Dans un entretien, Sartre dit en substance : "Si l'hypothèse communiste n'est pas bonne, si elle n'est pas praticable, alors cela veut dire que l'humanité n'est pas une chose en soi très différente des fourmis ou des termites". Que veut-il dire par là ? Que si la concurrence, le "libre marché", la sommation des petites jouissances et les murs qui vous protègent du désir des faibles sont l'alpha et l'oméga de toute existence, collective ou privée, la bête humaine ne vaut pas un clou"