samedi 20 mars 2010

JEU VIDEO : INTO THE NIGHT WITH JASON ROHRER AND CHRIS CRAWFORD



Disons-le tout net : visible ci-dessus dans son intégralité, Into the Night with Jason Rohrer and Chris Crawford est, de très loin, le meilleur documentaire consacré au jeu vidéo jamais diffusé en France. Remarquablement bien réalisées, montées et rythmées, ces 51 minutes filent à toute allure. Deux génies méconnus du jeu vidéo y parcourent San Francisco en abordant des thèmes avant-gardistes - l'utilisation métaphorique de l’espace et des mécanismes de jeu, par exemple.

Pourtant, du début à la fin, le propos s’avère limpide, accessible à tous les publics, souvent lucide (« Quand je travaillais pour Atari, j'ai compris que les jeux avaient un très gros défaut : ils mettent en scène des choses et non des gens », lâche le grand Chris Crawford) et même émouvant. Difficile de rester de marbre quand Crawford expose les enjeux de Storytron. Lancé en 2009 après 15 ans de gestation (!!!), ce projet monumental est censé concrétiser le but éternel de Crawford : porter la narration interactive à un haut niveau de sophistication.
« J'ai investi toute ma vie dans ce projet. On a hypothéqué la ferme pour ça. Si c'est un échec commercial, nous sommes ruinés, ma femme et moi. Ce n'est pas quelque chose que j'ai le droit de rater. Si c'est un échec, alors toute ma vie est un échec. Et ça me fait très peur »
Mais qui sont, au juste, Chris Crawford et Jason Rohrer ?

Non content d’être l’un des meilleurs théoriciens du jeu vidéo (il est l’auteur de The Art of Computer Game Design, paru en 1984, lisible gratuitement sur le Net et encore cité en référence aujourd’hui), Chris Crawford a fondé la Game Developers Conference en 1988 (LE rendez-vous des professionnels du média, qui y dévoilent leurs secrets dans de passionnantes interventions) et créé des jeux importants, notamment Balance of Power (l’une des seules simulations politiques de l’histoire du média).

De son côté, Jason Rohrer est l’auteur, entre autres, du très beau Passage. Ce jeu mélancolique, qui symbolise le déroulement d’une existence en cinq minutes, est le représentant le plus connu du mouvement « art-game », un genre récent de jeux indépendants ayant pour but exclusif de communiquer une idée ou une émotion précise. Rares sont les jeux vidéo qui expriment un propos délibéré via leurs règles et leur structure. Les micro chefs-d’œuvre de Rohrer en font partie, indéniablement.


JEU VIDEO : CALL OF DUTY : MODERN WARFARE 2, UN SIMULATEUR DE TERRORISME ?



Dans la superproduction la plus vendue de 2009, vous incarnez un agent de la CIA le temps d’une mission mémorable : infiltré dans une organisation terroriste russe, vous vous joignez au massacre de centaines de civils dans un aéroport moscovite ! Analyse d’une scène très controversée, déjà entrée dans les annales (à lire de préférence une fois le jeu terminé).

Alors que vous montez dans une camionnette pour fuir l’aéroport, vous êtes abattu d’une balle dans la tête par Makarov, le chef des terroristes, qui a deviné votre véritable identité. En trouvant votre corps sur les lieux, les Russes croient à une attaque soutenue par les Américains et lancent une gigantesque invasion surprise des Etats-Unis… « Nous avons fait de notre mieux pour que cette scène ne soit pas gratuite, affirme le scénariste Jesse Stern, interrogé par le site américain GamePro.com. Elle a un double effet : rendre le personnage de Makarov absolument détestable, et mettre en branle le conflit qui constitue le centre du jeu ».

MISE A L'EPREUVE

Pourtant, manette en main, la scène ne fonctionne pas vraiment. Seulement introduite par quelques phrases floues prononcées par votre chef (« Ca vous coûtera une part de vous. Ce qui n’est rien en comparaison de ce que vous sauverez »), elle vous propulse directement au cœur du massacre, sans prendre le temps d’expliquer et de développer les enjeux propres à la situation. En tant qu’agent infiltré, vous devez soi-disant « gagner la confiance de Makarov », mais le jeu ne vous met jamais à l’épreuve. Tension dramatique : zéro. Par ailleurs, la facture de la scène montre des coutures grossières (les civils se ressemblent trop : uniquement des adultes blancs dont les visages, coiffures et vêtements se répètent) et le jeu ralentit artificiellement vos déplacements pour vous obliger à rester constamment aux côtés des terroristes. Difficile, dans ces conditions, de ne pas se sentir détaché de ce qui se joue sous nos yeux.

L'APPEL DU DEVOIR

La suite du jeu change le sens de la scène. Dans l’une des dernières missions, votre supérieur, le Général Shepherd, vous trahit et tue un autre personnage que vous dirigez. Le scénario sous-entend ainsi que Shepherd a orchestré toute l’opération, louant les services de Makarov et déclenchant l’invasion russe afin que l’administration américaine, dépassée par les événements, lui laisse carte blanche pour mener toutes les guerres qu’il désire. Dans Call of Duty : Modern Warfare 2, l’ennemi est donc, cette fois, intérieur. Et c’est le joueur docile, répondant au « call of duty », à l’ « appel du devoir », qui participe au désastre.

Problème : la narration s’avère si confuse qu’elle noie le propos qui pourrait émerger. « Modern Warfare 2 affirme peut-être que l’obéissance aveugle aux ordres conduit à la destruction du monde, écrit le journaliste anglais Kieron Gillen sur le site RockPaperShotgun.com. Je pourrais en être convaincu si les créateurs du jeu avaient clairement exprimé leur message. En l’état, il s’agit juste d’un fatras de sons et de fureur qui ne veut rien dire ».

UNE NOUVELLE GENERATION DE JEUX DE GUERRE ?

Bien sûr, « ce n’est qu’un jeu ». Et la série Call of Duty, peu réputée pour sa subtilité, n’allait évidemment pas se muer d’un coup en pamphlet politique. Toutefois, on peut déplorer qu’une superproduction comme celle-là ne profite pas de sa délirante popularité (neuf millions d’exemplaires écoulés en une semaine, soit deux fois plus que les ventes totales du dernier album de U2, sorti en février 2009) pour aborder des thèmes plus originaux et provocateurs, à l'instar des meilleurs films et séries télévisées américains.

Jusqu’à présent, les jeux de guerre ont presque systématiquement occulté les causes et le déroulement réels des conflits qu’ils mettent en scène, et édulcoré la violence des affrontements. Ce qui exclut naturellement la représentation de civils. En brisant ce tabou, Modern Warfare 2 - pour maladroit qu’il soit - ouvre possiblement la voie à une nouvelle génération de jeux de guerre, plus proches de la vision documentaire et sans concession qu’incarne la série Generation Kill, qui raconte les 40 premiers jours de la guerre en Irak. Il serait temps que le jeu de guerre utilise enfin son influence commerciale et sa puissance d'immersion de manière intelligente. Sinon, il est condamné à l’insignifiance.

Article originellement destiné à être publié dans le n°61 de Chronic'art (décembre 2009), mais coupé à la dernière minute.