mercredi 17 janvier 2007

CINE : LES CLIMATS



Les Climats raconte une rupture et une tentative de réconciliation entre deux personnages, au centre de lieux, de saisons, de paysages qui traduisent subtilement leurs états d'âme. Le réalisateur Nuri Bilge Ceylan, qui fait quasiment tout sur ses films, possède une science du cadre absolument extraordinaire, qu'il sait mettre au service de ses scénarii. Comme dans le Miami Vice de Michael Mann, l'utilisation d'une caméra numérique très haute définition procure une sensation d'hyperréalisme si particulière et pénétrante qu'elle côtoie parfois le fantastique. Le problème, c'est que l'extrême lenteur du film dilue considérablement la tension sourde et bouleversante qui perçait si bien dans la sublime bande-annonce, petit chef-d'oeuvre sans dialogues de deux minutes qui pourrait se suffire à lui-même.

Les séquences étirées, les personnages opaques, les non-dits, les scénarii minimalistes peuvent pourtant bouleverser lorqu'un metteur en scène virtuose est aux commandes. Mais dans un registre formel proche, expérimental, contemplatif, moderne en somme, le Gerry de Gus Van Sant (dont l'histoire se résume à "deux gars dans un désert"), ou le Profession Reporter d'Antonioni (où Nicholson usurpe l'identité d'un autre pour fuir sa vie) s'avèrent plus hypnotiques et resserrés. C'est la première fois depuis des lustres que je me suis fermement décidé à voir un film sur la seule foi de sa bande-annonce (même si les critiques sont dithyrambiques), et je suis déçu. Peut-être le DVD, en m'autorisant à regarder le film par morceaux, me permettra-t-il de mieux m'imprégner de ses très longs plans et de sa mélancolie obsédante...

LIVRE : GLISSEMENT DE TEMPS SUR MARS, CRONENBERG ET LA REALITE...

Enfin réédité chez Pocket en décembre 2006 après une dizaine d'années d'indisponibilité, le méconnu "Glissement de temps sur Mars", du grand Philip K. Dick (dont l'oeuvre considérable a inspiré, directement ou indirectement, des films comme Blade Runner, A Scanner Darkly, Minority Report ou Ouvre les yeux), est probablement mon livre préféré de cet auteur - Dick lui-même le considère comme un livre important à ses yeux. Riche et acéré, le roman entier se fonde sur une multiplicité de points de vue qui s'entrecroisent, notamment ceux de deux personnages schizophrènes : Jack Bohlen, le héros, et Manfred Steiner, un enfant enfermé dans sa perception morbide d'un futur décomposé (ce qui donne lieu aux descriptions les plus saisissantes du bouquin). Cette narration complexe, loin d'être gratuite, permet d'explorer profondément des thèmes centraux chez Dick : l'incommunicabilité, le caractère relatif et insaisissable de la réalité et de l'identité, la mort... Dans la postface, qui analyse finement la période "martienne" de Philip K. Dick, une citation de l'auteur résume quelques-unes de ses obsessions :

"J'ai le sentiment profond qu'à un certain degré il y a presque autant d'univers qu'il y a de gens, que chaque individu vit en quelque sorte dans un univers de sa propre création. Les difficultés apparaissent quand une tentative de communication s'établit entre plusieurs personnes, si leurs visions du monde sont trop différentes, la communication est illusoire"
Une très belle, longue et passionnante interview du cinéaste David Cronenberg par Gérard Delorme, parue en mai 1999 dans Première à l'occasion de la sortie d'eXistenZ, développe des idées connexes. En voici quelques extraits :

"Un cinéaste -et a fortiori un artiste- en vient toujours à créer sa propre version de la réalité, qui peut lui paraître plus intense et plus réelle que ce que la plupart des gens considèrent comme la réalité. D'un point de vue philosophique, je crois sincèrement que toute réalité est virtuelle. Si on pouvait vraiment se mettre dans la tête de quelqu'un d'autre, on serait très choqué de réaliser à quel point chaque chose est perçue différemment. Ca serait comme le plus bizarre des voyages provoqués par la drogue".

"Pour communiquer, nous avons besoin d'un langage consensuel et absolu. Or, c'est impossible parce qu'en même temps, le langage doit être organique et s'adapter aux circonstances qui, elles mêmes, changent constamment. Le langage est donc paradoxal. L'art encore plus. Par sa nature même, l'art n'est pas précis. C'est justement une partie de son pouvoir d'être suggestif, allusif et ambigu".


"Ce ne sont pas tant les drogues qui m'intéressent que les moyens par lesquels nous cherchons à altérer ce que nous considérons comme la réalité de base. Ainsi, nous mesurons à quel point la réalité est une invention, une convention plutôt qu'un absolu. La première fois que quelqu'un prend de l'acide, il se rend compte que les couleurs, les odeurs, les formes sont différentes à un point qu'il ne pouvait soupçonner auparavant. Pour Fellini, ça a été une révélation. Il s'est rendu compte que sa vision catholique de la réalité n'était pas la seule option possible. Pour certains, le révélateur vient de l'art. Pour d'autres, c'est la lecture de William Burroughs".