mardi 31 juillet 2007

LIVRE : LA HORDE DU CONTREVENT

Rares sont les quatrièmes de couverture éloquentes. C'est pourtant le cas de celle de La Horde du Contrevent, un grand livre (récemment réédité en poche chez Folio) aux idées et au style fracassants :
"Un groupe d'élite, formé dès l'enfance à faire face, part des confins d'une terre féroce, saignée de rafales, pour aller chercher l'origine du vent. Ils sont vingt-trois, un bloc, un nœud de courage : la Horde. Ils sont pilier, ailier, traceur, aéromaître et géomaître, feuleuse et sourcière, troubadour et scribe. Ils traversent leur monde debout, à pied, en quête d'un Extrême-Amont qui fuit devant eux comme un horizon fou. Expérience de lecture unique, La Horde du Contrevent est un livre-univers qui fond d'un même feu l'aventure et la poésie des parcours, le combat nu et la quête d'un sens profond du vivant qui unirait le mouvement et le lien. Chaque mot résonne, claque, fuse : Alain Damasio joue de sa plume comme d'un pinceau, d'une caméra ou d'une arme… Chef-d'œuvre porté par un bouche-à-oreille rare, le roman a été logiquement récompensé par le Grand Prix de l'Imaginaire".
Damasio travaille obsessionnellement chaque phrase (lire la genèse d'un paragraphe) jusqu'à parvenir à incarner son récit et ses thèmes, à "jeter des ponts sensuels vers l’expérience du lecteur" (selon ses propres mots). Ses expérimentations ne sont jamais gratuites : la pagination inversée (qui va de 699 à 0) traduit la progression des personnages vers l'Extrême Amont, un langage fondé sur la ponctuation transcrit les différentes formes du vent, un récit à 23 voix communique les points de vue des personnages et les liens qui les unissent (chaque membre de la Horde est représenté par un symbole qui ouvre les paragraphes où il assume le rôle du narrateur)... Même lorsque Damasio exprime (trop ?) explicitement son engagement à l'extrême gauche et son amour pour la philosophie de Deleuze, il reste implacable et ne perd jamais de vue l'efficacité dramatique.
"A chaque dimension de la vitesse correspond une lenteur ou une fixité propre. A la rapidité s'oppose la pesanteur ; au mouvement s'oppose la répétition ; au vif s'oppose le continu. D'une certaine façon, être vivant ne s'atteint que par ce triple combat : contre les forces de gravité en nous -la paresse, la fatigue, la quête du repos ; contre l'instinct de répétition -le déjà-fait, le connu, le sécurisant ; et enfin contre les séductions du continu -tous les développements durables, les réformismes ou ce goût très fréole de la variation plaisante, du pianotement des écarts autour d'une mélodie amusante.
- Qu'est-ce qui se passera si Erg est battu ? osais-je (sur un hoquet).
- Silène est un fragment de la Poursuite. La Poursuite dit que quiconque tue le combattant - protecteur en combat loyal gagne aussi le droit d'abattre toute sa horde, sauf le Traceur.
- Ca veut dire quoi Leordoan, concrètement ?
- Que si Erg perd, vous êtes morts".
Dans ce qui est sûrement le passage du livre le plus en prise avec l'actualité, Damasio anticipe même de quelques années (La Horde est sorti en 2004) la stratégie de campagne de Nicolas Sarkozy (par ailleurs excellemment analysée par un long texte de la journaliste Mona Chollet), déjà employée par les conservateurs américains : monter les opprimés les uns contre les autres en distinguant les "bons" et les "mauvais" pauvres, et en leur faisant croire qu'eux aussi pourront partir un jour en vacances en yacht avec Bolloré s'ils se donnent suffisamment de mal.
"- Comment font-ils, ceux qui sassent à l'ombre des tours toute la journée ? s'indigne Coriolis.
J'eus envie de lui répondre sur le fond :
- Ils regardent les palais perchés là-haut et ils rêvent d'un vélivélo, voilà comment ils font ! Un seul racleur qui réussit suffit à faire croire aux autres qu'ils ont tous leur chance. L'exploitation inepte qu'ils subissent tient parce qu'ils envient ceux qui les exploitent. Les voir flotter là-haut ne les révolte pas : ça les fait rêver ! Et le pire est qu'on leur fait croire que seul l'effort et le mérite les feront dépasser cinquante mètres d'altitude ! Alors ils filtrent, et ils tamisent, et ils raclent le lit du fleuve jusqu'à atteindre ce sentiment de mériter... Mais quand ils l'atteignent, ils comprennent que personne, nulle part, ne peut juger de leur effort, qu'aucun acheteur ne reconnaît la valeur de ce qu'ils font. Qu'il n'y a pas de juge suprême des mérites, juste des marchands qui paient une matière première et qui la revendent quatre-vingt mètres plus haut le double de ce qu'ils l'ont payée. Ici, on les appelle les "monteurs d'escaliers". Alors le racleur prend la rage. Sauf que la rage, quand elle ne peut exploser, ou transformer ce qui la cause, finit par imploser ! Elle se retourne en rancoeur, elle s'introjecte en haine de soi et des autres, en cynisme triste, elle se distille en mesquineries fielleuses, elle se déverse par saccades sur les plus proches : la femme, les amis, les gosses...".
On ne peut évidemment réduire le livre à ses saillies politiques. La Horde du Contrevent déploie un univers d'une richesse folle, qui évoque par moments la veine épique de Miyazaki (les pouvoirs des Chrones rappellent ceux du Dieu-Cerf de Princesse Mononoké). Le lecteur parcourt avidement ces 700 pages incandescentes, impatient de découvrir ce que cache l'Extrême Amont. La réponse est simple, et fait résonner avec force l'idée qu'il faut se battre. Malgré la mort. Malgré la puissance inouïe des vents contraires. Et aussi lointaines ou incertaines que semblent être les conséquences de nos actes.