dimanche 31 octobre 2010

QUAND LE JEU VIDEO PERD SON INNOCENCE

« Qu’est-ce que le public emporte avec lui après le film ? », se demandait toujours feu Joe Grant, artiste et scénariste chez Disney. Cette question primordiale, certains concepteurs de jeux vidéo l’appliquent à leur travail. Au lieu d’utiliser sans réfléchir les conventions souvent absurdes de leur média, ils leur confèrent une vraie signification, qui résonne encore en nous une fois l’écran éteint.

PAYSAGES MENTAUX

Dans Psychonauts (2005), les « niveaux » (espaces de jeu) rompent avec les clichés du jeu de plate-forme. Ce genre, dans lequel il s'agit de sauter d'une partie du décor à une autre, associe d'ordinaire à chacun des niveaux un élément (le feu, l'eau...) ou une civilisation (maya, égyptienne...). Mais, dans Psychonauts, les lieux symbolisent... la psyché d’un personnage ! Une ville envahie par des caméras et des espions, dont toutes les rues se tordent en direction d'une seule maison, figure l’esprit d’un paranoïaque, un cube uniforme, celui d’un homme très rationnel et organisé, un champ de bataille morcelé, celui d’un militaire dérangé… Ces véritables paysages mentaux recèlent des souvenirs, parfois matérialisés sous la forme de belles bandes dessinées muettes en noir & blanc.

Le mieux caché d'entre eux est aussi le plus bouleversant. L'esprit de Milla Vodello, une amoureuse de la mode et de la danse à la superficialité irritante, ressemble à une boîte de nuit géante aux couleurs criardes. Pourtant, si le héros en fouille les recoins, il découvre bientôt une petite salle angoissante, peuplée de fantômes appelant à l'aide : ancienne infirmière dans un orphelinat, Milla a assisté, impuissante, à un terrible incendie qui a tué tous les enfants dont elle s'occupait (voir l'image). Les joueurs impatients qui auront jugé Milla trop hâtivement (c'est-à-dire ceux qui auront couru à travers le niveau en ligne droite sans dépasser leur première impression) n'apprendront jamais la vérité sur ce traumatisme... Psychonauts nous invite ainsi à ne pas croire les apparences et à prendre le temps de connaître notre entourage. Le fond (l'histoire de Milla) et la forme (la structure du niveau) fusionnent parfaitement.

DROGUE ET PROPAGANDE

Dans Haze (2008), situé en Amérique du sud, nous sommes dépendants du Nectar, une drogue qui accroît la puissance des soldats et altère leurs perceptions : sang, cris, cadavres sont effacés, remplacés par un monde aseptisé aux couleurs vives. A l’instar du célèbre champignon qu’absorbe Mario pour grandir, le Nectar est un power-up : un objet qui augmente nos capacités. Dans Haze, cet objet perd son « innocence » et devient l’un des moteurs du scénario : en nous dérobant à l'emprise du Nectar et de la redoutable compagnie militaire privée qui nous conditionne, nous rejoignons la rébellion et découvrons le vrai visage du conflit. Le Nectar est aussi une métaphore des jeux de guerre eux-mêmes, et de toutes les propagandes (au sens péjoratif) : il occulte la violence et le déroulement réels des affrontements.

Paradoxalement, c'est le chef des rebelles qui prononce les phrases les plus glaçantes du jeu, qui sont également les dernières. Après notre victoire, il qualifie nos ennemis d'« animaux » et avoue son intention d'employer le Nectar à son propre avantage, pour que son peuple gagne en « confiance »... On sait que les créateurs de Haze se sont inspirés d'événements réels (sciemment non spécifiés). En voyant les rebelles du jeu, censés appartenir au camp du « Bien », user des mêmes méthodes d'endoctrinement que celles de leurs adversaires, difficile de ne pas penser à certains militants « socialistes » qui, désireux d'« éveiller » les masses « abruties », intègrent une « avant-garde » auto-proclamée qui finit par établir une société encore plus inégalitaire, hiérarchisée et oppressante que celle qu'elle combat.

ALIENS EST-EUROPEENS

Dans Half-Life 2 (2004), le poncif très répandu de la « ville envahie par des aliens » acquiert une épaisseur et un réalisme nouveaux. Aucun élément n'est présent par hasard : les lieux et les objets portent les traces du passé, quand ils ne communiquent pas une idée ou un sentiment précis. Pour façonner l'univers du jeu, le scénariste Marc Laidlaw a collaboré étroitement avec le directeur artistique Viktor Antonov, originaire de Bulgarie. En échangeant constamment leurs textes et dessins, les uns nourrissant et justifiant mutuellement les autres, Laidlaw et Antonov ont construit un monde mémorable, fondé sur la suggestion visuelle plus que sur l'explication verbale, irrigué par une âme qui nous colle insidieusement à la peau.

En son centre, Cité 17, une ville à l'esthétique est-européenne, où le moindre détail raconte une histoire : chaussure perdue par un civil, jardin d'enfant abandonné, graffitis dessinés par la résistance, affiches de propagande, coupures de journaux relatant la reddition de la Terre... L'aspect des bâtiments humains (peintures usées, couches d'architecture superposées) témoigne d'une succession d'invasions. Les structures extraterrestres, grises, métalliques (notamment la Citadelle, colossal monolithe de plusieurs kilomètres de hauteur) rappellent les édifices communistes. Les ennemis montrent les stigmates de leur condition : leur étrange apparence biomécanique vient de ce que l'empire alien conquiert des planètes entières et asservit des espèces en les transformant en armes ou en esclaves. Quant aux nuances de la lumière automnale, elles expriment des émotions subtiles, à mi-chemin entre mélancolie et espoir, froideur et douceur. Le monde d'Half-Life 2, comme le nôtre, est inquiétant. Mais rien n'est perdu...

L'EMOTION NOUS TRANSFORME

Bien d’autres jeux vidéo abordent des thèmes inhabituels et soignent, avec plus ou moins de succès, la cohérence entre le scénario, la direction artistique et les mécanismes de jeu. PeaceMaker (2007) simule le conflit israélo-palestinien avec force documentation, Winter Voices (2010) évoque les différentes étapes du deuil, Metal Gear Solid 2 (2001) met en abyme la docilité du joueur, Heavy Rain (2010) traite de l’amour parental, Dead Rising (2006) dénonce les conséquences de la surconsommation de viande sur les pays pauvres, Passage (2007) symbolise le déroulement d’une existence en cinq minutes, Bioshock (2007) est une dystopie qui nous met en garde contre l'anarchisme de droite, très populaire aux Etats-Unis…

Dans son livre La Dramaturgie (déjà évoqué sur ce blog), Yves Lavandier explique que
« l’expérience et, en particulier, l’émotion transforment un être humain plus sûrement qu’un discours. Une « prise de conscience » affective est beaucoup plus efficace qu’une prise de conscience rationnelle. Piaget a démontré que c’est l’expérience concrète qui détermine un changement dans notre façon de percevoir et de réagir à la réalité et qui nous amène à modifier notre pensée et non l’inverse. Or le spectateur d’une œuvre dramatique vit une expérience affective en s’identifiant au protagoniste et en vivant une partie de ses conflits. Elle n’a pas la force d’une expérience réelle mais il est probable qu’elle laisse des traces ». 
Les « messages » transmis par les jeux « narratifs » ont d'autant plus d'impact qu'ils prennent justement la forme d'expériences affectives employant les ressorts de la dramaturgie. Nous nous approchons alors de l'effet produit par un bon film. Les jeux que nous avons cités vont plus loin : ils font appel à la puissance expressive (voire rhétorique) propre au jeu vidéo, brillamment analysée par Ian Bogost. Ressentis, explorés, assimilés via l’interactivité, ces systèmes, ces récits, ces spectacles lèvent un coin de voile sur le futur de ce média. Les possibilités sont infinies. Tout reste encore à faire !

Article originellement publié sur le site de l'exposition Arcade !, qui se tient jusqu'au 27 novembre 2010 dans la galerie du Théâtre de l’Agora, scène nationale d’Evry et de l’Essonne.