dimanche 7 février 2010

IDEES : LA DRAMATURGIE, D’YVES LAVANDIER

La dramaturgie est sorti en 1994. Depuis, le livre a connu plusieurs rééditions, la dernière datant de 2008 (épuisée, elle est encore disponible sur le site de l’éditeur). Ecrit par Yves Lavandier, auteur dramatique, cinéaste et script doctor, il s’agit d’un ouvrage incontournable pour les aspirants dramaturges et scénaristes, une référence que des auteurs aussi différents que Jacques Audiard (Un prophète) et Francis Veber (Le Dîner de cons) tiennent en haute estime.

Après avoir défini la dramaturgie (« l’imitation et la représentation d’une action humaine », faite « pour être vue et/ou entendue »), Lavandier en expose les principes de base : « Un personnage cherche à atteindre un objectif et rencontre des obstacles, ce qui génère du conflit et de l’émotion, pour le personnage, mais aussi pour le spectateur » (sachant que le « trio fondateur » protagoniste - objectif - obstacle gagne en efficacité si on lui ajoute des enjeux – « ce qu’un individu peut gagner ou perdre dans une action »).

Il détaille ensuite les règles de la dramaturgie : mécanismes fondamentaux (conflit et émotion, protagoniste – objectif, obstacles, caractérisation), structurels (structure, unité, préparation, langage et créativité, ironie dramatique, développement) et locaux (exposition, activité, dialogue, effet). Il propose enfin une méthodologie d’écriture.

Le livre, épais de quelque 600 pages (voir la table des matières), s’appuie sur 1400 exemples issus de tout le répertoire (qu’il s’agisse de films, de pièces de théâtre, d’opéras, de séries ou de bandes dessinées), deux d’entre eux faisant l’objet d’une analyse complète (L’école des femmes et La mort aux trousses). Lavandier va toutefois plus loin…

POURQUOI NE POUVONS-NOUS PAS VIVRE SANS HISTOIRES ?

Et pourquoi la dramaturgie nous séduit-elle aussi puissamment ? Des dizaines de livres décrivent les ressorts de la dramaturgie, mais peu répondent à ces questions essentielles. Le livre d’Yves Lavandier s’y attaque frontalement, d’abord en affirmant que
« Toutes les œuvres considérées comme majeures sont régies par des mécanismes constants. Ce n’est pas étonnant. La dramaturgie imite la vie des êtres humains, or cette vie est fondamentalement la même depuis des millénaires, depuis même les rites primitifs. En effet, depuis ce temps, l’être humain :
- naît avec un cerveau assez puissant pour prendre conscience de lui-même
- naît en état d’impotence et de dépendance
- vit une succession impressionnante de conflits et de sentiments négatifs, les deux principaux étant l’anxiété et la frustration, qui sont précisément liés à la conscience de notre impotence
- vit une succession de conflits régie par des rapports de cause à effet, dont le plus important est l’enchaînement vie - naissance - mort
- reçoit la dramaturgie dans les mêmes conditions de base
Les mécanismes de la dramaturgie reposent sur ces constantes qui, sauf exception (comme les accidents génétiques), concernent les cent milliards d’êtres humains qu’on estime avoir peuplé cette Terre depuis qu’elle existe ».
De ces « conditions de base », découlent trois besoins auxquels la dramaturgie répond :

BESOIN D'EMOTION
« La dramaturgie, comme le conte de fée ou le jeu symbolique, permet à l’être humain d’attester ses émotions [notamment l’anxiété et la frustration, donc], de les explorer, de les apprivoiser et, plaisir suprême, de les maîtriser »
BESOIN DE SENS
« Plus qu’à un plaisir, il est vraisemblable que le principe de causalité corresponde, chez le spectateur, à une nécessité fondamentale. L’être humain est un animal religieux, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire qu’il a besoin de sens, d’ordre, de lien (1). Nul doute que ce livre même réponde à ce besoin d’ordre. Pour certains, c’est la religion qui satisfait ce besoin. Claudel déclarait que, pour l’homme de foi, la vie n’est pas une série incohérente de gestes vagues et inachevés, mais un drame précis qui comporte un dénouement et un sens. D’autres, qui n’arrivent pas à trouver à la vie un sens métaphysique, s’adressent à la science et constatent que la vie est fortement régie par la causalité. On voit ce que le drama peut avoir de fondamentalement religieux, que ce soit pour le croyant, l’agnostique et l’athée ».
BESOIN DE DISTRACTION
« Par définition, la distraction consiste à détourner l’attention d’un individu, à lui faire oublier ce qui le préoccupe. En dramaturgie, la distraction est produite par l’émotion suscitée par l’œuvre, que cette émotion soit à son tour produite par le conflit [statique – vécu passivement – ou dynamique – vécu activement - ; interne – psychologique – ou externe] ou le spectaculaire [« ce qui est original, au sens de rare, et qui, pour cette raison, attire, distrait, et même parfois fascine ou hypnotise le spectateur »]. Toutefois, plus il y a de conflit et plus il y a distraction (2). C’est un phénomène important et recherché. La distraction permet au sujet d’être ailleurs qu’en lui-même, ce qui peut être très reposant.
Dans ce que Eric Berne appelait le scénario [de vie ], l’être humain joue un petit nombre de rôles, toujours les mêmes. Il y a des scénarios de perdant, des scénarios de non gagnant et des scénarios de gagnant, la dernière catégorie représentant malheureusement une minorité de cas. Un être humain qui va au théâtre ou au cinéma a la possibilité, pendant deux heures, de se mettre à la place d’un personnage plus gagnant que lui. On voit ce que ce type de parenthèse, dans la vie d’un spectateur, peut avoir d’agréable. C’est ce qui explique le succès des héros tenaces et astucieux qui gagnent à la fin (3). On peut même penser que plus un être humain a un scénario de perdant - ou traverse une période de perdant - et plus il a besoin de s’identifier à un protagoniste gagnant ».
Certes, admet Lavandier,

« La dramaturgie n’est pas la seule activité humaine à répondre aux besoins de sens, d’émotion et de distraction. Les jeux (de rôle, de société, de faire semblant, etc.) servent essentiellement à cela (4). Le sport également. Un match de football peut distraire et susciter des émotions, à défaut d’être rempli de sens »
Mais
« La dramaturgie répond, ou du moins peut répondre, à ces besoins avec une intensité inégalable. C’est probablement ce qui la rend aussi nécessaire »
Ainsi, tout au long de son livre, Lavandier ne se contente pas d’établir des règles dramaturgiques : loin de tout formalisme, il explique l’importance de ces règles pour l’être humain (en se référant régulièrement à la psychanalyse, à l’analyse transactionnelle, à la science, à des citations d’artistes...), tout en énonçant de multiples nuances et exceptions.

IL NE PEUT Y AVOIR RENAISSANCE QUE S'IL Y A EU MORT

Par exemple, Lavandier analyse l’impact de ce qu’il appelle la « structure modifiée ». La structure classique d’une pièce ou d’un film se présente ainsi :

- le premier acte « plante le décor, présente la majeure partie des personnages, décrit les événements qui vont amener le protagoniste à vouloir quelque chose, à définir un objectif ». Il contient l’incident déclencheur, « l’événement qui brise la routine de vie du futur protagoniste, crée chez lui un déséquilibre et le détermine à se définir un objectif »

- le deuxième acte « contient les tentatives du protagoniste pour atteindre un objectif (c’est ce qu’on appelle l’action) ». Il culmine avec le climax, « l’obstacle le plus fort » qui se dresse devant le protagoniste

- le troisième acte « décrit les conséquences de l’action »

La structure modifiée, elle, « introduit un coup de théâtre au début du troisième acte de façon à relancer l’action ». Le troisième acte modifié est alors « construit comme le tout dont il fait partie : il possède son propre incident déclencheur, son propre climax et son propre troisième acte ». Quel est l’intérêt de cette structure modifiée, courante au cinéma (par exemple chez James Cameron, qui a l’habitude de conclure ses films sur… trois climax !) ?
« La structure modifiée propose un rebondissement important et souvent gratifiant. Mais, dans le cas où la première réponse dramatique [réponse à la question : le protagoniste atteindra-t-il son objectif ?] est non et la deuxième oui, il est possible que la structure modifiée ait une signification bien plus profonde. Car, en général, elle consiste à faire passer le spectateur de la déception au bonheur tout en rendant ce passage logique. D’une certaine façon, la structure modifiée de type [1. non, 2. oui] nous rappelle qu’à quelque chose malheur peut être bon, que d’un moment de détresse peut surgir le plaisir ou la réussite. En d’autres termes, il ne peut y avoir renaissance que s’il y a eu mort (au sens figuré : échec, dépression, renoncement…). Or, il n’y a pas plus vivant que la renaissance. La structure modifiée de type [1. non, 2. oui] dénoterait une pensée positive. Ce n’est peut-être pas un hasard si Frank Capra – que François Truffaut surnommait « le guérisseur » - l’a si souvent utilisée (dans La vie est belle par exemple) ».
Ailleurs, Lavandier consacre un chapitre entier à la comédie, genre qu’il considère comme « le plus riche et le plus juste ». « Atteinte à la vanité humaine », « anti-élitiste », symbolisée par le clown (« l’être humain le plus lucide », qui « voit clair dans le jeu de tout le monde » et qui « met au jour les failles des gens de pouvoir » (5)), la comédie se définit par le recul qu’elle prend sur les choses. Elle constitue « une façon de ne pas prendre notre vie trop au sérieux, de ne pas nous apitoyer complaisamment sur notre sort, de reconnaître nos limitations et de nous aider à les accepter ».

L'EXPERIENCE ET L'EMOTION TRANSFORMENT UN ETRE HUMAIN PLUS SUREMENT QU'UN DISCOURS

Lavandier incite surtout les auteurs à réfléchir à des questions élémentaires (pourquoi ai-je envie de raconter cette histoire ? Quel est mon thème, mon intention ?) en évitant que « l’histoire se réduise à l’explication d’une idée, à la démonstration d’une thèse. Mais, si l’on n’oublie pas de créer l’émotion et l’intérêt chez le spectateur (protagoniste - objectif - obstacles, par exemple), on a peu de chances de tomber dans le didactisme ».

Et c’est l’émotion, bien sûr, qui permet à la dramaturgie d’influencer le spectateur.
« L’expérience et, en particulier, l’émotion transforment un être humain plus sûrement qu’un discours. Une « prise de conscience » affective est beaucoup plus efficace qu’une prise de conscience rationnelle. Piaget a démontré que c’est l’expérience concrète qui détermine un changement dans notre façon de percevoir et de réagir à la réalité et qui nous amène à modifier notre pensée et non l’inverse. Or le spectateur d’une œuvre dramatique vit une expérience affective en s’identifiant au protagoniste et en vivant une partie de ses conflits. Elle n’a pas la force d’une expérience réelle mais il est probable qu’elle laisse des traces »
A lire :
- d’autres extraits du livre
- un passionnant entretien avec l’auteur

(1) Et c’est pour cette raison que Signes est, comme nous l’avons écrit ailleurs, un grand film sur la foi et sur la puissance du cinéma : lors du dénouement, Mel Gibson (le spectateur) découvre que trois caractéristiques de ses proches (trois éléments du scénario), apparemment anodines, ne sont pas le fruit du hasard et servent un but (une logique narrative) jusqu’alors invisible. Le besoin de sens de Gibson (et celui du spectateur) est satisfait : il retrouve la foi (et le spectateur aussi… à condition de se laisser emporter par le dispositif de Shyamalan).

(2) Ce qui explique que le cinéma dit « moderne » ou « expérimental », qui s’intéresse peu au conflit et à la dramaturgie et lui préfère la contemplation, les personnages et narrations opaques, voire l’absence complète de scénario, n’ait jamais été populaire... tout en remportant l’adhésion des critiques avides d’œuvres élitistes et formalistes (une spécialité française).

(3) C’est pourquoi les films sans résolution (soit parce qu’ils se terminent en queue de poisson, soit parce que le protagoniste échoue) frustrent, attristent voire énervent la plupart des spectateurs. A ce titre, Memories of Murder ou Zodiac sont des oeuvres inconfortables…

(4) Notons, au passage, que cette phrase enrichit une vieille divagation spongieuse : Pourquoi joue-t-on ?

(5) Pas étonnant que les Guignols de l’info soient, aujourd’hui, la seule émission qui dérange Sarkozy. Comme l’affirme un journaliste politique dans un récent numéro de Technikart :
« Détrompez-vous, si le « Petit journal » gênait vraiment le gouvernement, il ne serait pas accrédité. Et puis, vous savez, leurs journalistes ont des discussions régulières avec Franck Louvrier, le conseiller en com du président qui joue un rôle essentiel dans sa peoplisation ». Un temps d’arrêt avant cette relance : « Non, ce qui gêne vraiment Sarkozy, ce sont les Guignols, dans la mesure où il ne sont pas journalistes et que, du coup, il n’a aucune prise sur eux »

ACTUALITE : LA LUTTE DES TRAVAILLEURS SANS-PAPIERS (3)



Ces derniers mois, les travailleurs sans-papiers et leurs soutiens ont multiplié les manifestations et les actions. Après les défilés du 14 novembre 2009, du 5 décembre 2009, du 24 décembre 2009 et du 9 janvier 2010 (voir la vidéo), ils ont occupé la direction des impôts de Paris centre le 12 janvier. Leur but : obtenir un rendez-vous avec le ministère de l'économie et des finances, à Bercy. Cette rencontre a finalement eu lieu le 4 février. Reçue par la direction générale des finances, une délégation de 14 personnes, dont une majorité de sans-papiers, a dénoncé les injustices dont ces derniers sont victimes : alors qu'ils paient tous des impôts sur le revenu ou sur la consommation (TVA), alors qu'une grande partie d'entre eux cotisent, l'Etat ne leur accorde aucun droit, voire les expulse. La vidéo spongieuse ci-dessus montre l'occupation du 12 janvier, la vidéo ci-dessous, la marche du 4 février.



Une manifestation nationale est prévue pour le 6 mars. Et le 27 février, une marche exigera la suppression du ministère Besson, dans le cadre de la semaine anti-coloniale. Ce n'est que le prélude à une lutte qui promet de s'attaquer, dans les années à venir, à l'ensemble des rapports Nord-Sud.